Par une matinée ensoleillée, Victor Albédjian sortait sa décapotable rouge de son garage. Avec une joie non dissimulée, il était fier du petit bijou qu’il s’était offert. L’été arrivant, il piaffait d’impatience de pouvoir l’utiliser, afin de pavaner dans les rues de la cité.
Il vivait dans une résidence composée de maisons individuelles, proches les unes des autres, possédant toutes un jardin à l’entrée, entretenu soigneusement ou anarchiquement par les divers propriétaires, et, à l’arrière, un peu de terrain.
Certains utilisaient ce bonus comme un prolongement du premier jardin, d’autres comme un terrain de jeux pour leurs enfants, d’autres encore y avaient fait bâtir une piscine. Dans la Résidence Beau rivage, un univers serein et idéalisé, tout le monde se connaissait et s’appréciait, enfin presque.
Pour Joe Mourtown, il en était tout autrement. Il détestait Victor. Et là, par la fenêtre de sa chambre, il l’épiait. Il lui vouait une haine indescriptible, une haine qui était le résultat d’un incident stupide, mais déterminant.
Par un geste ample, j’ouvris la porte du garage et m’avançai vers ma MG bleu-métallisé. Le visage exultant, tout le monde pouvait comprendre aisément que j’étais fier de mon engin. Avec une décontraction travaillée, je m’installai confortablement dans la voiture. Puis, avec délectation, je pris le temps de humer le cuir des sièges, de caresser le volant et le tableau de bord en bois vitrifié. Le véhicule était un bel objet et je profitais pleinement de ces instants de bonheur, sous le regard envieux de Victor Albédjian. Me sentant épié, je fis mon plus beau sourire et mis des lunettes noires pour me protéger du soleil. D’allure jeune, athlétique, le visage lisse et clair, agrémenté d’une chevelure brune souple, tout le monde dans le secteur pouvait me considérer comme un beau gosse irrésistible, surtout quand j’usais de mon charme inné, appuyé par un regard ensorceleur, produit de mes yeux verts pétillants.
J’étais bien ! À chaque fois que je montais dans cette voiture gris-métallisé, je prenais mon pied et je me moquais royalement de ce nabot de Victor qui m’espionnait. Je lui réservais un sort auquel il ne réchapperait pas... Je mis le contact et sortis de mon espace pour prendre la route. Heureux de pouvoir rouler les cheveux au vent, je respirais à pleins poumons l’air vivifiant. Après une semaine de travail pénible, je savourais ces instants où je roulais juste pour le plaisir de rouler, d’aller à l’aventure pour dénicher des endroits privilégiés, préservés de la modernité, pour rencontrer d’autres gens, pour apprécier d’autres visages. J’aimais draguer, prendre des jeunes filles en stop. L’éclat de ma décapotable bleu-nuit les envoûtait. Quand l’une d’entre elles tombait sous mon charme, je lui offrais un week-end dans un motel du secteur ou dans un ensemble de cottages romantiques. On faisait l’amour avec passion et fougue. Je les faisais jouir comme personne, du moins me le confiaient-elles. Mon corps basané à la saveur cannelle savait agir avec précision pour les réduire en un état d’esclaves de l’amour physique. Après tant de plaisirs prodigués généreusement, nous repartions dans ma voiture rouge. Elle était de la couleur de nos envies, de nos folies, de notre jeunesse. Le week-end passé, je rentrais l’automobile merveilleuse dans son écrin et la couvrait d’une bâche étoilée.
Dans sa décapotable bleue, Victor Albédjian roulait à vive allure, ne respectant pas les limitations de vitesse. La musique rock qui s’échappait de son autoradio le grisait. D’une main, il tenait son volant, de l’autre, il tapotait le levier de vitesses au rythme de la musique. Rythme et vitesse le conditionnaient, il n’était plus conscient de son allure, de son état. Il n’était plus maître de la situation.
À la tombée de la nuit, au volant de ma MG, je repensais à ma journée, elle avait été délicieuse. Le soleil et l’amour l’avaient agréablement agrémentée. J’avais laissé, à regret, ma dernière conquête rejoindre son domicile. Ce soir, j’avais quelque chose d’essentiel à accomplir. Je savais qu’il allait passer par là. Il avait laissé sa décapotable bleue au garage de Smiths Morgan et, dans l’état où il l’avait rendue, il était obligé de rentrer chez lui à pied. Ma vengeance arrivait enfin à son terme. Dans ma MG, je patientais en ruminant, en ressassant chaque geste, chaque mouvement, en prévoyant l’action rédemptrice. Je savourais chaque pensée, chaque image, chaque instant. Le voilà ! Sans plus attendre, dans ce secteur sombre, encore trop éloigné de notre résidence protégée, j’allais exécuter le coupable, mon bourreau. À vive allure, je fonçai sur lui, ne lui laissant aucune chance. Il eut juste le temps de voir arriver vers lui le devant de ma MG noire. Le noir et la mort allaient si bien ensemble. L’engin écrabouilla Victor Albédjian contre un long mur qui clôturait la propriété des Ewings, de riches propriétaires terriens. Son corps explosa sous l’impact et le sang jaillit de toutes parts, s’étalant tout aussi bien sur le sol gris que sur le mur marron. Une marche arrière, un crissement de pneus et je disparus de la scène du meurtre.
Sur la large voie d’accès qui menait à la résidence Beau rivage, Joe était à côté du camion de glaces et bavardait avec Ernest Biggs, le vendeur ambulant. Ensemble, ils parlaient de tout et de rien : du coût de la vie, de la dernière victoire des Rams, de la situation en Irak, de Bush et de Moore, le cinéaste pamphlétaire, de leurs souvenirs de jeunesse. Ce fut à ce moment que la décapotable bleue de Victor Albédjian déboula comme une tornade sur la voie.
Je savais que le vendredi soir, au lieu de courir la gueuse, car trop laid et chétif pour cela, Victor restait dans une sorte de cabane, attenante à son garage. Il passait son temps à surfer sur Internet pour dénicher d’éventuelles amies. Dans un anonymat rassurant, face à l’ordinateur, il recouvrait courage et verve pour accrocher des internautes, leur parler de lui et de ce qu’ils pourraient faire ensemble. Parfois, je m’en souviens encore, à force d’insistance, une bécasse acceptait de le rencontrer. Mais, tout cela se terminait très mal et Victor se retrouvait à nouveau seul avec ses joujoux : voiture, ordinateur, home cinéma, Internet et autres occupations solitaires et tristes.
Ce soir là, j’avais fait l’amour comme un dieu avec une sauvageonne noire de toute beauté. Heureux, épanouis, nous rentrions en voiture dans la résidence. Je vis tout de suite la lumière qui éclairait tristement l’intérieur de la cabane de Victor. Il était sûrement devant son écran, tentant de chatter avec de virtuelles jeunes femmes, dans le but ultime de les charmer, de les séduire. J’arrêtai ma MG vert foncé, juste devant l’entrée de ma maison. Sous le regard goguenard de ma maîtresse, je jetai un coup d’œil rapide vers la cabane de Victor, puis me retournai vers la jeune femme qui me souriait de ses belles dents blanches. D’un geste leste, je lançai mon bras vers la belle qui crut un instant que je voulais l’enlacer. Mais, j’ouvris plutôt la boite à gants face à moi et pris le revolver qui allait servir ma vengeance. À la vue de l’arme, la bougresse à la peau sombre n’émit qu’un timide « oh ! » pour manifester sa surprise. Nous sortîmes de la voiture et traversâmes discrètement l’allée, séparant ma maison de celle de Victor.
Silencieusement, nous nous approchâmes de l’entrée de la cabane. La jeune femme riait, c’était pour elle comme le déroulement d’une grosse farce. Proche de la porte de la cabane, je lui demandai de se maîtriser et elle tenta vainement de réprimer ses rires perturbateurs. Pas de réaction dans la cabane, il était temps pour moi d’agir rapidement. J’ouvris brutalement la porte et pointai mon arme vers Victor. Il était bien là, face à son écran, vêtu d’un simple Marcel grisâtre et d’un pyja-short, chaussé d’une vieille paire de pantoufles minables. Un vrai naze, loin de ressembler à l’image de tombeur qu’il voudrait bien acquérir, même s’il usait maladroitement des divers accessoires dignes du play-boy classique : belle voiture, costume de bonne coupe, une chevelure soignée, montre et bijoux luxueux. Abasourdi par cette entrée fracassante, légèrement apeuré par cette arme qu’il n’avait pas encore prise en compte, il balbutia quelques mots incohérents. On se fixa l’espace d’une seconde, se jaugea une demi-seconde. Un soupir de désespérance et le coup partit, appuyé par un cri hystérique de ma belle afro-américaine. Comme une masse molle, Victor s’affala sur la table de travail. En pleurant, la belle à la peau d’ébène s’en alla, courant comme une malheureuse. La farce avait pris, à son goût, un tour qu’elle ne pouvait plus supporter. Calmement, je sortis de la cabane et rejoignis ma demeure, sans me soucier de la sirène d’une voiture de police qui, déjà, troublait la paisible résidence Beau rivage.
Au volant de sa décapotable rouge, Victor Albédjian quitta l’aire de sa demeure. Il allait enfin pouvoir tester les réactions de son nouvel engin. Le soleil l’accompagnerait dans sa balade de rodage et ajouterait de l’intensité à son immense plaisir.
Joe connaissait le parcours que son voisin allait effectuer pour étrenner sa nouvelle automobile. Il s’était posté en haut d’une petite côte qui longeait un précipice, juste après un virage dangereux. De là, il verrait sûrement Victor arriver, entamer le virage, perdre le contrôle de sa voiture et plonger dans le précipice. Joe était sûr que tout se passerait ainsi, car il avait semé, aux abords du virage, quelques clous de tapissier et enduit la portion du tournant d’une couche grasse d’huile : deux précautions valant mieux qu’une ! Comme il l’avait prévu, les pneus éclatèrent à l’amorce du virage. Victor tenta en vain de contrôler son véhicule, mais la couche d’huile l’en empêcha. La voiture fonça tout droit dans le précipice et chuta, en faisant de nombreux tonneaux dans le vide, avant de s’écraser brutalement et d’exploser violemment.
La décapotable bleue de Victor Albédjian sembla folle. Emportée par sa vitesse, elle zigzagua. Joe la vit foncer vers lui, Ernest Biggs hurla de tout son souffle pour tenter mentalement de déjouer le drame, d’éviter l'inéluctable malheur. Mais rien n’y fit, la voiture bleue chopa de plein fouet le malheureux Joe, le catapultant au-dessus du capot de la folle machine. Le corps de Joe s’écrasa brutalement sur le macadam, échaudé par les gommes du véhicule incontrôlable.
Depuis, Joe passait son temps à regarder à travers la fenêtre. Inlassablement, son unique distraction était d’observer l’animation restreinte de l’allée, d’espionner son voisin. Tout comme maintenant, puisqu’il regardait Victor Albédjian revenir chez lui. La nouvelle décapotable rouge de Victor avait apparemment passé avec succès les tests de rodage. Victor en était ravi. Joe sourit, un léger rictus s’imprima sur ses lèvres.
Joe avait aussi une autre occupation et nettement plus jouissive que la simple contemplation de l’allée ou de l’espionnage des agissements de son voisin : il imaginait les différentes façons de se venger, de tuer son voisin depuis que celui-ci, à la suite du grave accident qu’il avait causé, l’avait réduit à l’état d’épave, paralysé à vie, ne pouvant plus se mouvoir qu’avec l’aide d’une chaise roulante. Alors, depuis ce drame, contraint à l’état de handicapé, Joe concevait idéalement la vie qu’il aurait pu avoir et les mille morts affreuses qu’il souhaitait faire subir à Victor. Mais, tout cela, malheureusement pour lui, ne se passait que dans sa tête.
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