Prendre la parole en public, pour qui ça n'est pas difficile ? Moi, je suis d'autant plus timide et maladroit que je dois formuler des remerciements devant des critiques d’art contemporain, des élus et un président directeur général d'une multinationale, qui vient de me donner un chèque de 20 000 euros. Je viens d'apprendre que « je suis » le prix spécial du jury de la Biennale de Lyon. Mes tableaux ont retenu l’attention de ce beau monde pour leur mouvement initiatique de quelque chose de nouveau, et quoi encore comme conneries, leur luminosité, je ne sais plus, je n’entends rien, je suis ailleurs... Toutes ces orchidées blanches, ce podium en aluminium spécialement dessiné par un désigner célèbre dont je n'ai pas retenu le nom, ces lumières phosphorescentes qui m’éblouissent, ce PDG qui me tend le micro. En vain... La seule personne que je voudrais embrasser maintenant, c’est Loïs, mon agent, qui a eu confiance en moi et qui n’est plus là aujourd’hui. Ah Loïs... Comme tu me manques... Le PDG se tourne vers le jury qui se tourne vers le disc-jockey, prêt à jouer avec ses platines. Le public s’impatiente, il a soif, il a faim, les petits fours et les verrines le font languir et les serveurs n'attendent que le signal pour faire sauter les bouchons de champagne. Alors, tu le ponds ton discours ?
Il y a un temps pour tout, m’aurait dit Loïs, quand tu es prêt à recevoir, la vie te donne, sinon, elle continue sa route, sans toi qui rumines que le monde est injuste. Apprends à connaître ton désir, et il te connaîtra ! J'étais à la croisée des extrêmes quand on s'est rencontrés. J’hésitais à poursuivre la peinture, j’avais tout sacrifié pour elle, et je vivais comme un crève-la-faim. J’avais perdu la flamme de la jeunesse, cette foi qui vous pousse à franchir l’impossible et qui me persuadait que j’avais du talent. Je regardais mes tableaux avec angoisse, me demandant sans cesse, si ça valait la peine de se donner tant de mal. Au nom de l’art, ce nom posé en équilibre au sommet du néant, comme un accent circonflexe qui hésite à se laisser tomber pour déclencher une avalanche de questions sans réponses, il me semblait que j’étais devenu une caricature de moi-même enfermée dans sa solitude, doutant de tout et du monde.
Après mes études en arts plastiques à Paris, j’avais suivi une bande de copains jusqu’à Cordes-sur-Ciel où nous avions décidé d’ouvrir un atelier qui nous servirait de lieu d’expositions. Nous avions connu une période que l’on qualifierait de faste, les touristes et même les habitants appréciaient nos créations, nos installations vidéo, nos vernissages/performances qui nous permettaient de joindre les deux bouts. C’est sûr qu’on dénotait parmi les artistes du dimanche ! Je me souviens qu’une fois, nous avions posé pendant trois jours et trois nuits à poils, on s’était photographiés dans toutes les postures, on allait toujours plus loin dans la provocation, on aimait ça… Quand une pétition circula pour qu’on évacue, les copains décidèrent de retourner à la capitale. Moi, je m’installais au rez-de-chaussée d’une petite maison non loin de Castelnau-de-Montmiral.
Mon seul plaisir venait de mes longues balades dans la Forêt de Grésigne. J’étais amoureux de ses chênes qui me racontaient l’histoire de la migration des graines et de la naissance des forêts. Je m’asseyais sur une pierre, cherchant des fossiles de fougères ou bien je m’attardais sur les troncs d’arbres coupés. Je calculais leur âge au nombre de cernes. Mon index aimait suivre leurs courbes fines et resserrées. Mes yeux étaient happés par ce mouvement circulaire. Souvent, je m’hypnotisais. Le moindre bruit - feuillage frôlé, branches cassées, moineaux, accélérait les pulsations de mon cœur. Un soir, assis au bord du chemin des Bastides, je vis un superbe lévrier noir surgi de nulle part qui s’approchait de moi, tranquille et assuré. Sa longue queue effilée remuait légèrement. Ses grands yeux en amande d’un noir profond plongèrent dans les miens avec une telle intensité que j’eus le sentiment qu’il me reconnaissait. Au loin, j’entendis une voix qui l’appelait, mais le chien ne bougeait pas. Un homme d’une trentaine d’années, au teint mat, aux cheveux noirs, sûrement son maître, arriva jusqu'à nous :
C’est rare, vous savez, que Jamie apprécie les inconnus, me dit-il dans un français impeccable teinté d’un léger accent américain, en caressant son lévrier. Vous devez avoir quelque chose de spécial.
Il aurait pu me prendre pour un braconnier avec mes cheveux longs, ma barbe de dix jours, mais mon vieux jean couvert de taches de peinture me trahissait. Je me sentais gauche à côté de lui tandis qu’il m’inspectait. Au bout de quelques secondes, il me fit un sourire convivial.
Vous êtes artiste !
J’essaie encore de me le prouver, répondis-je en fixant le sol.
La peinture vous a choisi, reprit l'homme, vous êtes fait pour elle.
Ces derniers temps, j’avais l’impression que peindre se réduisait à gâcher mes toiles comme si je sautais dans une flaque et j'éclaboussais tout.
Cessez de vous contrôler, pire de vous juger, laissez jaillir...
Je levai la tête vers lui, ahuri.
Vous êtes né pour la couleur. Aimez-la, aimez-vous, on the way you are1…
Il me tendit spontanément sa carte de visite. Elle me glissa des mains. Je la ramassai. Petite et carrée entourée d’un liseré d’argent, elle reflétait l’élégance de son possesseur : Loïs Peterson, artistic agent, 4045 Twin Towers 1, New York.
Appelez-moi. Je suis dans la région pour une semaine. Ready, Jamie ?
Le chien aboya en battant de la queue. Il suivit son maître dans une totale confiance. Longtemps, je les regardais s’éloigner, puis se confondre avec les arbres. C’était donc cela un elfe ? Moi, sur terre, au milieu du chemin de ma vie, et lui qui m’avait vu, reconnu en un seul coup d’oeil. Et moi, je l’aimais déjà. Je courus jusqu’à la propriété de mes voisins, une vieille maison à colombage qu’ils avaient baptisée La chaumière et qu’ils louaient toute l’année à des touristes étrangers. Une voiture de location était garée dans l’allée. Sûrement, Loïs y séjournait. Nous allions nous revoir. Très vite.
Le lendemain matin, il sonna à ma porte. A peine l'avais-je entrouverte que Jamie était déjà dans la cuisine. Loïs attendait mon approbation pour entrer. Je lui fis signe que oui. Il me caressa la joue de façon plus qu’amicale. Je ne fus pas gêné par cette marque familière, j’en aurais même réclamé davantage, je venais juste de finir de me raser, inconsciemment voulais-je lui plaire... Loïs me fascinait par sa prestance, ses gestes lents et maîtrisés. Il me fixait d’une manière étrange comme s’il attendait que je fusse soumis à son regard noir dans lequel brillaient deux croissants de lune. Les mêmes yeux que Jamie, en amande, des yeux intimidants. Loïs voulut voir mes œuvres. Je l’introduisis dans mon atelier, une ancienne véranda située derrière la cuisine ouverte sur un jardin de ronces et d’orties. Je lui montrai mes premières toiles, celles dont finalement j’étais le plus fier : de longs paysages inspirés des couleurs asséchées du plateau du Larzac et de mes lectures sur les steppes de Sibérie.
Il y a quelque chose… Mais…, fit-il pas convaincu.
Je sortis les portraits noir et blanc réalisés à Cordes-sur-Ciel. J’avais peint mes copains, mais aussi les volontaires à qui j’offrais une lithographie en échange de la pose.
Montre-moi ce que tu aimes le moins.
Je commençais justement une série d’autoportraits pigmentés d’ocre et de rouille que je lui montrais, plein de doutes.
Pas mal, dit-il… Là au moins, tu n’essaies pas de ressembler à quelqu’un, tu recherches ton visage dans la terre, le tien, ni celui de ton père, ni celui de ta mère, tu cherches qui tu es, et ça, ça m’intéresse. C’est là que tu commences à créer, c’est de ce point de départ que naîtront des grandes œuvres.
J'étais capté par sa beauté et ses paroles « clichés ». Tout ce qu'il me disait, je l'avais déjà entendu. Où ? Tous ces gestes, je les avais déjà vus ? Où ? Dans un film ? Lequel ? Impossible de retrouver le titre. Il sortit une cigarette de son étui, la porta à ses lèvres, l’alluma avec son briquet « Dunhill » dont il fit claquer le couvercle.
Va me chercher une toile blanche. Tu vas peindre devant moi.
D’habitude, je travaillais dans le secret, à lui, j’ouvrais tout, et je ne m’en étonnais guère, j’étais prêt pour le voyage. Il m’aurait dit - Viens ! Je serais venu. Attends ! Je serais resté.
Je trempai mon pinceau dans des acryliques blancs et gris. Je traçai un cercle à l’intérieur duquel je dessinai des yeux d’amande, puis je passai une couche de blanc très dilué pour amoindrir les contrastes. J’imaginais les yeux d’un elfe qui aurait jailli d'un sommet enneigé, descendu les cascades pour venir se reposer au cœur des forêts. Je coupai la bouche en deux, on aurait cru un museau, les oreilles, je les épointai légèrement. On ne savait plus si c’était le portrait d’un homme ou d’un chien.
Tu ne peux pas te prendre pour un autre. Tu te fuis en essayant de me plaire. Recommence…
Je posai mon pinceau, agacé. Enfin, je sortis de mon silence.
Il vaut mieux que tu partes…
Demain, c’est toi qui m’appelles, dit-il d'une voix mystérieuse.
Il quitta l’atelier, suivi de Jamie, tous les deux allègres.
La nuit, je ne parvins pas à fermer l’oeil. Tout mon être était tendu vers ce regard obsédant qui m’épiait derrière les portes, les murs, mes tableaux. Je me levai, nu, et gagnai dans le noir mon atelier. Je fus frappé par la clarté lunaire qui saupoudrait de pincées d’or le portrait que j'avais peint devant Loïs et qui lui ressemblait. Je ne voyais que lui. Il semblait m’attendre. Son sourire était si apaisant que cela atténua mes craintes. Je l’embrassai. A dire vrai, je ne savais pas ce que j’appréhendais. Tout me paraissait tellement incongru, voire providentiel. Je retrouvai mes tubes de couleurs vives inutilisés depuis des années, je les ouvris. La peinture était restée aussi fraîche qu’à l’achat, prête à l’emploi. J’étalai du rouge carmin, du vert ardent, et du bleu océan sur ma palette. Avec les doigts, je façonnai mon visage sur le sien. Je m’appliquais à ma tache avec une ardeur nouvelle, je renouais avec ma passion d’autrefois quand pendant des heures je peignais sans m’arrêter. J’entrai dans la matière, à vif. Soudain, Loïs s’avança vers moi. Il marchait lentement, très lentement. Un instant, son nez se transforma en museau d’argent, ses oreilles se dressèrent, une seconde plus tard, il me sourit, d'un sourire moqueur, cynique, cruel. Effet d’optique ? Effrayé, je reculai d'un pas mais ses bras m’encerclèrent violemment. Je restai cambré en équilibre sur mes pattes arrière. Il me serrait le cou si fort que je ne pouvais rien faire d’autre que m’abandonner à ses caresses. Ses dents me mordillèrent les lobes, sa longue langue rose me lécha le cou et me chatouilla les narines. Ses mains se baladaient avec dextérité sur mon pelage luisant. J’étais lui et un autre, j’étais lui et un chien, j’étais lui comme j’étais dieu, aussi léger qu’une plume, dépossédé de moi-même, naviguant dans les méandres kaléidoscopiques de la peinture. Plus nos visages se confondaient, plus les couleurs s’étalaient avec harmonie. Soudain, je ressentis une immense douceur. J'avais l'impression que j’étais parvenu à un lieu en moi-même, un lieu où je devenais objet et sujet de la couleur. Je peignis sur ma peau. Les battements de mon cœur s’accélérèrent, mon sang frappa à mes tempes, je poussai un cri rauque et bref. Alors, dans un ultime effort, je sortis un grand morceau de toile que je n’avais pas encore tendu sur un châssis et l’étalai par terre. Je m’enroulai dedans et dormis tout mon saoul.
Au matin, je me réveillai, le corps endolori. La toile pleine de peinture avait séché sur ma peau. C'était comme si quelqu’un m’avait embaumé. D'après mon souvenir, ça formait une sorte de cocon. Je m'en extirpai difficilement.
Mon regard tomba sur le portrait posé sur chevalet. Ce n’est plus le visage de Loïs que je voyais, mais le mien qui me harcelait. Qu’était-il advenu de moi cette nuit, là, tout seul dans ma pyramide ? Quelle pyramide ? Pourquoi me croyais-je revenu au temps de l’Egypte antique ? J’appuyai sur l’interrupteur. La lumière fut. C’était bien ça, le confort moderne, ça… Dans la cuisine, j’ouvris le réfrigérateur, hein, c’est ça, le plastique, ça date du XXème siècle, le lait stérilisé, ça ne date pas du Moyen-Age. Sur la table, mon portefeuille. Cette tronche sur le permis de conduire, c’est qui ? Je paniquai. Par chance, je retrouvai sur ma table à dessins la carte de visite de Loïs. J’appuyai frénétiquement sur les touches du combiné. Après maintes reprises, je parvins à faire le numéro de son « universel mobile phone ».
Allô ?
Je ne reconnaissais pas sa voix, celle-ci était beaucoup plus féminine. Au loin, j’entendis des bruits de rue, un klaxon, un homme qui criait - avocats, pas cher, pas cher, mes avocats !
- Loïs, demandai-je, affolé.
- Yes…
- C’est Michel, je crois que je suis Michel.
- Sorry... Wrong number.
La personne me raccrocha au nez. Je ressayai, tremblant de toute part. Il fallait que je lui parle absolument, il fallait que je parle à quelqu'un, je déraillais, il fallait que quelqu'un m'entende.
I love you, Loïs, dis-je, haletant, I love you, I need you.
Au bout du fil, des ricanements. Je me crus en enfer, pour le coup descendu toutes les cordes du ciel, avocats pas cher, avocats du diable !
- Who are you ?
- I am Michel… Loïs… On s'est rencontrés hier.
- Impossible, Monsieur...
- T'es v'nu chez moi, t'as vu mes tableaux, y avait Jamie, hurlai-je, tu m'as caressé la joue, t'étais là cette nuit. Loïs !
- You're mad, Sir !
J'éclatai en sanglots saccadés.
Ne me laisse pas… Ne me laisse pas…
Après quelques secondes de silence.
Ok, boy… Where do you live ?
Je lui donnai mon adresse en bégayant. A qui venais-je de parler ? Aux pompiers ? Avais-je vraiment passé un coup de fil ? Je tenais bien le téléphone, oui c'est un téléphone ça. Je le jetai contre le mur, ça faisait toc contre le mur. Toc, toc. J'évitai de regarder en direction du cocon. J'allai dans la cuisine, puis dans le hall d'entrée. Quelqu'un frappa chez moi.
- C'est toi ? demandai-je, l'oreille collée contre la porte.
- Loïs Peterson, répondit une voix de femme, no danger.
J'ouvris tout doucement. Devant moi, se dressait une grosse personne, boudinée dans une robe noire à pois qui tenait en bout de bras un large panier d’osier rempli de victuailles. Après le cauchemar, l’ogresse me mangerait. Foutu ?
- I am Loïs Peterson.
Cette femme, Loïs Peterson ? Et Jamie ? Sous la robe ?
- Loïs, dis-je les yeux écarquillés.
- Yes..., me dit-elle avec un grand sourire, en posant son panier.
Me voyant tout nu et bariolé, elle me demanda d’un air moqueur :
Vous, m'aimer toujours ?
Elle me tendit la main. J’esquissai un geste de dégoût.
Good morning, Sir Michel, you're very strange, I like that, too much.
Elle avait dû mal à marcher tellement elle était lourde. Ses cheveux jaunes étaient attachés en chignon avec une pince sur laquelle était inscrit : « I'm on a diet. » C’était le genre de bonne femme à être partout chez elle, touchant tous les objets sans les remettre à leur place.
Stop ! hurlai-je en la voyant entrer dans l'atelier.
- What a pity ! dit-elle, l'air désolée devant le portrait, pourquoi vous mettre jaune aux yeux ?
- C’est la lune, la lune avant réveil, répondis-je instinctivement.
- Why not…, fit-elle sans chercher à comprendre.
Il y a un mort par terre, vous ne le voyez pas ?demandai-je en pointant du doigt ce que j'appelais « mon cocon ».
- I love your sense of humour, Michel.
Elle rit à gorge déployée et déroula la toile jusqu'à l'étaler complètement sur le sol.
- It’s beautiful, me dit-elle, it’s really beautiful.
Elle était si grosse qu’elle prenait toute la place dans l’atelier avec ses bourrelés, ses seins énormes, et son visage plutôt affable. Non, elle ne pouvait manger les hommes, ni être une suceuse de sang.
- You are living a rebirth…
- A rebirth ? demandai-je, en regardant par-dessus son épaule les traces de cette nuit étrange.
Je cherchai dans mon vocable anglais, je ne connaissais pas ce mot. Birth ? Oui, ça voulait dire naissance… Rebirth, renaissance ! Moi qui me trouvais décati, j’étais un homme nouveau ? Elle me fit oui de la tête et m’expliqua en anglais que ce que j’avais peint cette nuit témoignait d’une aventure totalement mystique et essentielle pour ma création, j’étais d’après elle totally original.
I want to buy this painting and your portrait, me dit-elle en sortant son chéquier.
Quoi dire ? Quoi faire ? Je ne pouvais lui vendre ce qui m’avait définitivement transformé, je n’en percevais même pas encore l’étendue, et j’avais besoin de remonter le fil de mes hallucinations. La veille, j’avais rencontré un homme avec un chien et ce matin, une femme prénommée Loïs me signait un chèque. Et moi, j’étais à poil, avec des taches de peinture sur le corps, taches que l’on retrouvait sur une toile à terre, taches auxquelles cette femme donnait une interprétation qui me faisait entrer dans la patrie des maîtres – Cézanne, Picasso… Est-ce que je marchais sur la tête ? Mon portrait la laissait perplexe mais elle tenait à l’acheter également car elle voulait absolutely connaître mon cheminement créatif, mes « processus organiques », du genre - l’heure à laquelle je me lève, mes menus, ma vie, quoi ! Jamais personne ne m’avait parlé ainsi, jamais personne réellement n’avait porté cette attention à ma peinture. D’ailleurs, je n’avançais jamais ce terme pour évoquer mes tableaux. A la question : « qu’est-ce que tu fais dans la vie ? » Je répondais : « Je peins, ça passe mon temps. » Si des curieux insistaient : « T’arrives à en vivre ? T’es reconnu ? » Je gardais systématiquement le silence. Plus les regards de Loïs Peterson allaient de mon visage à la toile au sol, du portrait à mon visage, plus il me semblait qu’elle décryptait mon âme, qu’elle savait des choses sur moi. Je fus catastrophé de réaliser que je me baladais dans le plus simple appareil devant une inconnue. Je récupérai un chiffon que je nouai autour de la taille.
I like you without, how do you say that in french, yes, I remember, I like you without tabous, me dit-elle en Eve implorante.
J’étais forcé de sourire, puis je lui montrai du doigt sa carte de visite.
- Pourquoi j’ai ça ? Je ne vous ai jamais vue.
- I don’t know, c’est la vie, tombé du sac, that’s not important. I’m here for you, I want to help you, trust me !
- Avez-vous un chien ?
- Of course not, he is dead…
- Vous logez à la Chaumière ?
- Ah, la Chaumière, what a wonderful place !
Elle restait mystérieuse, ne voulant pas m’en dire davantage. Je supposais que la veille, elle avait fait une promenade sur le Chemin des Bastides, qu’effectivement, une carte de visite pouvait être tombée du sac, je l’aurais ramassée, et que dans mes rêves, j’aurais rencontré Loïs et son chien Jamie. Je me sentais aux lisières du réel. Etait-ce mon sixième sens ?
Ah les français… You love doubting, if not that’s no life. For me, Life is swing ! Quand il me prend dans ses bras…, entonna-t-elle.
Puisque sa route l’avait conduite à moi, c’était forcément le bon chemin. Elle m’assura qu’elle n’avait pas le don d’ubiquité, elle aurait laissé un bout de fesse quelque part. Pour codifier une masse pareille, il était nécessaire de posséder une centrale informatique. Son bassin était trois fois plus large que le mien. Je pouvais m’asseoir sur ce corps sans limite, oui, je pouvais lui faire confiance, j’entonnai en chœur la vie en rose. J’avais besoin de sortir de ma solitude qui me rendait fou. Quand nous terminâmes la chanson, nous restâmes silencieux. Je lui pris sa main, écoutai son pouls. Parfois, la vie se met en quatre pour vous faire rencontrer des êtres d’exception. Son cœur et le mien battaient au même rythme, nous allions bâtir un empire.
I’m very hungry, cria-t-elle dans les oreilles.
Elle récupéra cahin-caha son panier dans le hall.
A genius needs to eat, dit-elle en étalant devant moi ses courses : une botte de poireaux, deux concombres, quatre avocats, une terrine de lapin, du foie gras, un port-salut nauséabond, un poulet rôti accompagné de pommes de terre sautées, une tarte aux pommes, une baguette de pain, de la faisselle de chèvre, des cerises, une bouteille de saint-émilion 1995.
Comme j’avais faim moi aussi. Depuis quand n’étais-je pas allé au marché, depuis quand n’étais-je pas sorti de chez moi ? J’en venais à douter de ma promenade de la veille. Loïs Peterson n’était peut-être pas un agent artistique, mais une aide-soignante...Pour la première fois depuis longtemps, je me disais que ce serait bon de partager son repas et de parler la bouche pleine.
J’arrache le micro des mains du PDG. Comment leur dire, à tous ces gens qui me regardent, qu’une nuit au fin fond des ténèbres, une main invisible m’a caressé la nuque, qu’un feu d’artifice a jailli dans mon crâne, que mes lèvres ont prononcé « Oui je veux peindre », et que mon errance a pris fin sur ces toiles qu’ils admirent ? Qui croira à cette histoire invraisemblable qu’un matin, Loïs Peterson a sonné à ma porte par erreur et qu’elle a vu mes tableaux, qu'elle a vu en moi, le peintre, l’artiste ? Qui devinera ma peine quand je fus témoin à la télévision d’un avion fonçant dans une tour et qu’aujourd’hui encore mes larmes inondent sa carte de visite : Loïs Peterson, artistic agent, 4045 Twin Towers 1, New York ? Alors, je crie dans le micro ce qu'elle me répétait chaque fois que j'étais en plein spleen :
N’oublie jamais qu’un ciel se déchire quand un artiste crée !
Ils m'applaudissent. Contents d’accéder au buffet. Enfin... Moi, je vois bondir entre les rayons de lumière un lévrier noir au museau d’argent, majestueux.