Où suis-je ?
Pendant deux, trois secondes le lieu m’a très vaguement rappelé quelque chose. Pendant une seconde, peut-être un peu moins j’ai même su avec certitude où je me trouvais et ce que je pouvais bien faire ici mais très rapidement, trop rapidement, tout s’est effacé jusqu’à ce que je ne sache plus rien.
Et qui pouvait bien être ce type qui me regardait de travers avec l’air de se demander, lui aussi, ce que je foutais là ?
Comme une sensation de déjà-vu, comme un rêve qui vous échappe dès le réveil, mes souvenirs et ma certitude se sont envolés. Le doute et l’inquiétude se sont installés.
Le réveil est difficile mais pas impossible, il lui semble loin, très loin et il sent qu’il y arrive mais lentement comme s’il avançait de trois pas pour reculer de deux. Ses yeux finissent par s’ouvrir sur la réalité, sur la chambre qui lui paraissait si effrayante dans ses rêves. Dans sa chambre la lumière est agréable, douce, indirecte, réfléchie par des miroirs. La lumière est réfléchie, pensée, pour ne jamais se réveiller dans le noir, pour ne jamais se sentir agressé par la luminosité en ouvrant les yeux le matin. Il se rend dans la cuisine et fini de préparer son petit déjeuner. Sa femme (sa petite amie en fait) a tout mis en place avant de partir travailler, vers six heures du matin. Sa tasse rouge est posée sur la table avec la petite cuillère assortie et deux sucres, le café est prêt à couler, il n’a plus qu’à appuyer sur le bouton. Lui ne doit jamais rien commencer, son petit déjeuner est toujours à moitié prêt, ses vêtements sont sortis depuis la veille prêts à être enfilés, le gel douche est ouvert, son rasoir et sa mousse à raser sont sortis du placard. Jamais, il ne commence jamais rien, cela lui est insupportable. Rien que l’idée le perturbe. Il ne doit pas commencer. Il ne doit pas commencer à y penser. Rien de brutal, de catégorique, de radical ne doit se produire dans sa vie, tout doit être progressif.
Pour ne pas commencer à être marié il n’a jamais épousé sa petite amie. Pour ne pas commencer à être diplômé il n’a jamais terminé ses études. Le pire pour elle (sa petite femme, contraction de femme et petite amie) est que pour ne jamais commencer à être père, il n’a jamais déclaré être le père de son fils de quatre ans.
Ne voulant pas commencer à être malade, il n’a jamais commencé de psychanalyse.
Les premiers temps elle avait bien essayé de le raisonner, de parler avec lui, de tenter de comprendre, de lui faire comprendre, mais ses efforts avaient été aussi vains que de donner des coups de pieds dans la muraille de Chine pour la faire tomber. L’amour avait été plus fort que la peur d’affronter toute sa vie les psychoses de l’autre. Elle s’était, bien entendu, inquiété de l’aversion de son homme pour les commencements quels qu’ils soient mais il lui avait dit un jour : « Si je ne commence pas à t’aimer, jamais je ne pourrais m’arrêter de t’aimer. Tu n’as aucun souci à te faire. » Cette phrase lui avait tourné dans la tête pendant des semaines entières, elle avait finalement pris le parti de n’en retenir que ce qui l’arrangeait. « Jamais je ne pourrais m’arrêter de t’aimer ». Depuis, elle consacrait chaque jour de sa vie à commencer chaque activité de celui qu’elle aimait. Plus que tout.
Car cet homme malgré tous ses défauts, malgré tous ses troubles plus obsessionnels que compulsifs, cet homme était un homme d’exception. En plus de son étrange beauté, cette beauté presque encombrante, il était doté d’une intelligence phénoménale et d’une culture pratiquement impossible à mettre en défaut. Chaque livre qu’il lisait, elle le commençait pour lui. Elle en lisait les premières pages, le premier chapitre si le livre en était composé et il le finissait, avidement, parfois en quelques heures. Et il comprenait tout, toutes les finesses de chaque histoire. Il retenait tout : chaque prénom, chaque lieu, chaque date, absolument tout était mémorisé, trié et compris par cet esprit qui travaillait constamment. Trié car il savait instinctivement si tel évènement, tel détail, était fiction ou réalité. Il ne commençait pas à comprendre une histoire, il la comprenait tout simplement.
Il s’installa dans le salon et continua le livre qu’elle avait commencé la veille pour lui. Il prit la télécommande de la chaîne hi-fi sur l’accoudoir de son fauteuil et remonta le volume, ce matin elle avait lancé la lecture d’un de ses albums favoris, l’avait mis en boucle et avait baissé le son au maximum. Il n’eut plus qu’à remonter le volume pour qu’un refrain du monstrueux dernier album de Tool ne résonne dans la pièce. Il ouvrit son livre où elle s’était arrêté de lire pour lui et avait glissé le marque-page, « Chapitre 2 ».
Chapitre 2
Le regard du sale type ne flanche pas, il me fixe toujours de ces yeux froids. Jamais je n’ai vu des yeux d’un bleu aussi clair, profond, dérangeant.
Mes yeux à moi parcourent la pièce autour de moi et transmettent les informations à mon cerveau qui essaye de relier tout ça à des souvenirs enfouis, en vain. Je ne sais toujours pas où je suis. Chaque fois que mon regard se pose sur le sale type de l’autre coté de la pièce, il me fixe jusqu’à ce que je détourne les yeux. Il se contente de me fixer, ne m’adresse pas une parole, juste son regard. Glacial. Glacial et perdu.
Il lu quelques pages puis posa le livre sur l’accoudoir du canapé, quelque chose clochait avec ce bouquin, il s’y remettrait un plus tard, comme il avait l’habitude de le faire après sa toilette. Il était impatient que sa petite femme rentre dans l’après-midi, aujourd’hui n’était pas un bon jour. Il aurait pu l’appeler au boulot et lui parler un peu mais premièrement, il ne voulait pas qu’elle s’inquiète pour lui, deuxièmement, il n’avait jamais composé un numéro de téléphone de sa vie et n’avait pas l’intention de commencer aujourd’hui. Ne surtout pas commencer. Jamais.
Chaque matin avant de partir, sa petite femme branchait l’aspirateur, le mettait en marche et le débranchait aussitôt, de sorte qu’il n’ait plus qu’à le brancher et puisse finir de le passer dans les endroits qu’elle avait laissés pour lui, une partie de chaque pièce dans la maison.
Là aussi quelque chose clochait, la partie de la chambre de leur fils que sa petite femme était censée avoir aspirée la veille était souillée de miettes, s’il voulait nettoyer cette chambre, il n’avait d’autre choix que de commencer à la nettoyer et cela le mettait dans tout ses états. Il débrancha l’aspirateur sans l’éteindre, poussa l’appareil dans un coin de la pièce et sorti en prenant bien soin de fermer la porte derrière lui. En passant devant leur chambre à coucher il jeta un coup d’œil au réveil, 9h30, la journée ne faisait que… Dans la cuisine il se servit une nouvelle tasse de café et constata que la poubelle avait besoin d’être vidée. Vider les poubelles faisait partie des tâches qu’il pouvait accomplir, ce n’était que la fin d’un cycle qui débutait lorsqu’on mettait un sac vide et commençait à le remplir, ce qu’il ne faisait jamais bien entendu. Peut-être allait-il devoir sortir le bac bleu cet après-midi, ou bien était-ce le vert ? Mardi le bleu, jeudi le vert. Quel jour étions nous aujourd’hui ? Ce genre de trou de mémoire arrivait à tout le monde mais ne durait en général que quelques secondes, le temps de se reconnecter à la réalité. Les quelques secondes se transformèrent en quelques minutes mais rien ne lui revenait. Un coup d’œil au calendrier ne l’aida pas beaucoup, il y avait bien trop de choix, on pouvait aussi bien être le jeudi 4 mars que le lundi 18 juin, pour ce qu’il en savait… Surtout ne pas commencer à paniquer. Paniquer n’avait rien de terrible en soit, commencer à paniquer pourrait s’avérer catastrophique. Il fallait qu’elle rentre rapidement, coup d’œil à l’horloge sur le mur de la cuisine 9h45. Elle ne rentrait habituellement pas avant 14H30, jamais il ne pourrait attendre son retour. Il pourrait passer la voir, les amis de ses collègues passaient régulièrement les voir mais lui ne l’avait jamais fait et il ne pouvait commencer maintenant.
Il décida donc d’essayer de se calmer et d’attendre en buvant un nouveau café. Sa patience ayant des limites, il jeta un nouveau coup d’œil à l’horloge, 9H48. Il bondit hors de sa chaise se prit la tête dans les mains et se mit à tourner en rond. Il devait trouver un moyen de faire passer le temps plus vite.
Lire ! Mais bien sur ! Pourquoi l’idée ne lui était-elle pas venue plus tôt ? Les gens le disaient constamment, en lisant on ne voyait pas le temps passer. Il ne pouvait pas regarder la télé car celle-ci n’était pas allumée, mais un livre était commencé pour lui, il l’avait laissé dans le salon. Il sortit de la cuisine en évitant de regarder l’heure et alla récupérer son bouquin.
Chapitre 3
Ce type me fout les jetons ! Je décide de braver le sort et lui adresse un sourire, il me répond aussitôt par un petit sourire en biais, un petit sourire magnifique, narquois à souhait. Un sourire à la Humphrey Bogart. Grâce à ce tout petit sourire mes souvenirs commencent à se réveiller, un réveil difficile mais pas impossible. Par bribes je me reconnecte au présent. Je jette un regard circulaire à la pièce autour de moi, baisse très légèrement les yeux et jette un regard sur moi-même. Mes mains tiennent un objet fermement, un objet épais et souple, un livre. Je lis le titre, American Psycho de Bret Easton Ellis. Sans que je sache pourquoi ce titre me dérange, ce bouquin me dérange. Un marque page est glissé dedans au chapitre 3. Je relève les yeux, la pièce n’est pas si grande que ça tout compte fait et elle m’est vaguement familière.
Et soudain il sait, il sait pourquoi ce bouquin le dérange à ce point, ce bouquin qu’il serre tellement fort entre ses doigts que ses phalanges en deviennent blanches. La raison est maintenant terriblement évidente, sa petite femme n’a pas lu le premier chapitre de ce livre. Elle a sûrement du ouvrir ce livre et en parcourir les premières pages et le sujet l’a troublé. Le sujet l’a perturbée à tel point qu’elle en a oublié de commencer à passer l’aspirateur dans la chambre de leur fils. Elle a glissé le marque page après le premier chapitre comme si de rien n’était mais elle n’a pas lu ce chapitre. Sans doute en avait-elle deviné le sujet ou bien avait-elle entendu parler de ce livre dont le thème principal ne lui était que trop familier, la schizophrénie, ce trouble terrifiant qu’elle côtoyait chaque jour, avec lui. Elle avait voulu s’en épargner la lecture car elle souffrait suffisamment de la maladie de celui qu’elle aimait.
Chapitre 4
Cette pièce m’est familière pour deux raisons. La première étant que je suis ici chez moi, la deuxième, que cette pièce est reconnaissable entre mille par l’immense miroir qui la décore. Cette lubie étrange de ma petite femme lorsque nous avons emménagé dans cette maison.
Mon regard se pose à nouveau sur le sale type au regard glacial, mon regard se pose à nouveau sur mon reflet et je me reconnais enfin.
Je sais où je suis et ce que je fais là. Mais pour combien de temps ?
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