À chaque fois que je prends le bus 26, je la guette. Je sais qu’elle monte à l’arrêt Louis Blanc et qu’elle descendra à Gambetta. Je le sais. Je la suis. C’est comme un paysage connu que l’on aime traverser parce qu’on se sent chez soi. Elle ne me fait pas peur. Elle porte l’uniforme de l’ordinaire, masque ses émotions quand il le faut, a le sourire d’une hôtesse de caisse, les yeux larmoyants qui évitent la contravention. En général, elle voyage sans ticket. Elle ne composte pas. Elle tend rapidement une vieille carte orange au conducteur qui ne vérifie pas si elle est en court de validité. C’est sûr, il ne peut être qu’intrigué par son accoutrement. Elle tire derrière elle un cabas à roulettes débordant de peluches et de poupées. Elle les appelle ses enfants. Allez, on se dépêche, allez. Quand le conducteur la reconnaît, c’est son copain - il lui demande des nouvelles de la petite famille. Elle lui répond que ça pousse, ça grandit tranquillement, mais que bientôt, quand les enfants seront grands, faudra qu’elle en achète un autre, un autre cabas à roulettes, avec d’autres peluches, et d’autres enfants.
Souvent, je la laisse s’asseoir en face de moi comme si elle était mon reflet, comme si j’étais son hôtesse accueillante, comme si nous étions des amies, de vraies amies. J’aime bien sa manière furtive de repérer les passagers du bus, de vérifier qu’on l’a bien vue, qu’elle est encore jolie, qu’elle plaît, qu’elle pourra réciter sa leçon, que tout le monde l’entendra et qu’elle sera au centre de ce monde. Elle sort du cabas trois de ses enfants avec un geste d’attention pour chacun. Il y a Bébère, l’ours jaune, à qui il manque un œil, Happy, pierrot lunaire en porcelaine, et Ninon, la poupée qui chante Sur le Pont d’Avignon. Elle les assoit sur mes genoux et leur demande de se taire. Bébère, le borgne, fait la moue. Ninon dit oui avec le cœur, je veux bien t’écouter. Happy se plaint de la pluie, et pourquoi que le bus s’arrête tout le temps ? Attention, Maman explique, alors on tend l’oreille : « Les feux rouges, c’est pour empêcher les hommes d’avancer, comme ça, ils se racontent des histoires ». Les enfants n’ont pas l’air convaincu, mouais, ça reste à voir. Ici, c’est pas un feu rouge, c’est l’arrêt Jaurès. Tant pis ! Maman a des choses à leur dire, et même si c’est une menteuse, chut, on se tait, on écoute ! Je l’écoute, moi aussi, je me laisse emporter par son déferlement de mots qui me liquéfie, je suis comme un torrent à sa poursuite.
D’une voix forte et magistrale, elle nous conte ce qui la presse et déborde d’elle :
« - Il était une princesse qui rêvait de rencontrer l’amour. Elle l’attendait si ardemment qu’elle préférait se l’inventer pour ne pas ternir son idéal. Réalité, ô réalité, quand tu nous caches ton chaos ! Cet amour avait les traits d’un prince de la nuit tel un guerrier, brave et courageux, prêt à mourir en héros pour ses beaux yeux. Dans sa chambre vide, il ne penserait qu’à elle, à elle seule. Sur son grand lit blanc, il ne rêverait d’elle, que d’elle seule, et lui dessinerait des lettres enflammées. »
Sa tirade terminée, elle se penche vers ses enfants, impassibles :
« - Je peux vous le prouver ! »
Pendant qu’elle farfouille dans son cabas à roulettes, Ninon, Happy et Bébère tombent par terre. Un vieux monsieur en pardessus gris, un peu ahuri, m’aide à les ramasser. Pour elle, je le remercie vivement. Il me demande si je n’ai besoin de rien. Je lui réponds que tout va bien, qu’elle est juste émotionnée en ce moment.
« - Vous comprenez, ce matin, elle a reçu une lettre d’amour. »
D’ailleurs, je la vois cette lettre. Je brandis soudain un papier blanc cassé dont le contour a été noirci à la bougie pour lui donner un aspect parchemin. Le vieux monsieur ne cherche pas à comprendre. Arrêt Secrétan.
« - Je descends là, dit-il.
- Dommage, dis-je, vous n’entendrez pas les mots d’amour que son prince lui a écrits, à elle, pour elle seule, et que moi je connais. »
Il hausse les épaules comme si le monde devenait fou. Elle éclate d’un rire tonitruant, presque grossier :
« - L’enfer !!! »
Je ne lui connaissais pas ce rire qui résonne dans tout mon être comme les trompettes de Jéricho, qui me fait mal, qui m’assaille… À force… Je ne peux plus lutter contre elle, je ne peux plus l’empêcher de me détruire, de me dévaster. Qui pourrait m’aider ? Qui se parle vraiment, ici-bas ? Ici-bas, elle seule prend le temps d’être avec moi, elle seule. Le vieux est descendu et regarde vers nous. Derrière la vitre, il tourne son index sur une tempe - complètement toquée. Moi, je frappe contre le verre, toc toc, et je lui souris tristement - vous n’avez rien compris. J’attrape Bébère que je serre contre moi. Son pelage usé est une caresse sèche, morte. Happy pleure, et Ninon a perdu sa langue, pour elle, c’est un jour sans. Heureusement, le bus se remet en route. Il monte l’avenue Bolivar. Des nouveaux passagers arrivent. Mon cabas les dérange. Je le déplace de quelques centimètres et je retrouve la lettre. C’est une vraie lettre. J’en suis étonnée, moi qui encore doutais d’elle, me convainquais de la raison des autres et de ses torts à elle. Entre les mains, j’ai une lettre. C’est une lettre de son amoureux. Elle disait vrai, comme toujours, elle ne me mentait pas. Je voudrais qu’on sache qu’elle ne ment pas et je dois la défendre, je me dois de le dire à tous, qu’elle et moi sommes d’accord sur ce fait, elle ne ment pas, jamais.
« - Mesdames, Messieurs, dis-je avec emphase, Bébère, Happy, et Ninon, ses enfants chéris, c’est effectivement une lettre d’amour. Magnifique ! Voulez-vous que je vous la lise ? »
On me regarde étrangement. Je suis une femme comme tout le monde. J’ai des cheveux, un nez, une bouche. Un adolescent pouffe de rire.
« - Et alors, je te dérange ? »
L’adolescent part au fond du bus. Je m’avance au milieu de l’arène. Il n’y pas de poussette. Je vais pouvoir faire mon numéro. Un quadragénaire me laisse passer en m’appelant Madame. Je lui réponds que je ne suis pas mariée, s’il ne me croit pas, j’ai une carte d’identité, j’en ai même deux.
« - Je suis double, Monsieur, ça vous convient comme réponse ? »
Ils s’échangent des regards, les uns les autres, comme si je n’étais pas bien, bien comme ils pensent, dans un état normal comme ils disent. Alors, je lance à tout va :
« - Ca va trrrrrrèèèèèèèèèèssssssss bien ! Vous êtes contents ? »
Je recommence avec elle, c’est encore plus fort, plus expiatoire.
« - Ca va trrrrrrèèèèèèèèèèssssssss bien ! Vous êtes trrrrrrèèèèèèèèèèssssssss contents ? »
Une vieille claironne de son siège : « - Faut pas la contrarier, cette folle, je l’ai déjà vue ! Enfin, pas dans cet état, elle est montée en puissance, la petite. Si ce n’est pas malheureux de voir ça en liberté. De mon temps, on les envoyait à l’asile et on n’en parlait plus. »
Je n’écoute pas le mal qu’on dit de moi, on en a toujours dit, il m’a toujours manqué quelque chose, je ne suis jamais assez, assez quelque chose, ce quelque chose qu’elle, mon Elle, voit en moi, elle, mon Elle, le comprend, l’affectionne, le bichonne. Je suis sa chouchoute. Eux, ce sont eux les fous, comme d’habitude, ils ne voient rien de la lumière qui brille quand on ferme les yeux, ils n’entendent rien de la musique de mon prince, ils ne connaissent pas la chanson qui séduit les cœurs, ils sont enfermés, eux, avec leur mort. Ont-ils déjà vu l’amour ? Quel amour, Madame ? Ils seraient capables de me demander ça, quel amour Madame, avec toute leur vulgarité. Moi, j’ai une lettre d’amour que mon prince m’a écrite pour moi toute seule, et son parfum m’enivre, nous enivre, elle et moi, dansons, dansons avec lui. Et je veux le leur dire. À eux. Pour la racheter, elle…
« - Écoutez-moi. »
Le bus freine un grand coup. L’homme de toute à l’heure me bouscule.
« - Si j’étais vous, j’arrêterais mes conneries, dit-il de façon sympathique.
Oui, sa bouille est sympathique, mon Elle le pense comme je le vois. C’est formidable une bouille !
- Mes conneries sont l’essentiel. Demandez-moi ce que j’en pense.
- Ne vous frottez pas à cette psychopathe, Monsieur, rétorque la vieille dame, elle est maboule ! »
Je grogne comme une chienne. J’ai envie de la mordre cette cochonne au gros lard. Le Monsieur est plus gentil. Je lui fais un bisou dans l’air. Mon originalité le fascine.
« - Demandez-moi ce que j’en pense, dis-je très doucement.
Il hésite. Je l’entends dire que mon cas l’intéresse.
« - Je suis un animal de foire, dis-je, fièrement. »
Il tousse pour masquer sa gêne.
« - Ce n’est pas mon propos, dit-il en me cherchant dans les yeux. »
Je ne sais pas qui il cherche, mais je vais lui dire que j’y suis. Arrêt Jourdain. Déjà ? Je n’ai pas eu le temps de compter les feux rouges. Mon cabas à roulettes est resté près du siège à l’avant du bus. Soudain, je me souviens de mes enfants. Je les abandonne toujours quelque part. Pourquoi je ne les entends pas pleurer dans mon dos ? O réalité quand tu me caches mon chaos ! Pourquoi mon Elle ne me gronde-t-elle pas, ne me traite-t-elle pas de mauvaise mère ?
« - Attendez, dis-je paniquée au bon Monsieur, je reviens, j’ai laissé mes petits. »
Au passage, je jette à la vieille aux bigoudis mon regard le plus nauséeux, c’est le genre de peau décatie à bouffer des poupons. S’il n’y avait personne dans le bus sauf moi, je suis sûre qu’elle me cracherait dessus et qu’elle mangerait ma Ninon.
« - Maman arrive. Maman ne vous a pas oubliés, mes chéris. »
J’entends la vieille s’écrier : « Faut appeler les flics ! »
Je retrouve la maison, la famille est plantée sur le siège. Happy, Ninon, et Bébère sont inertes. Quelques passagers descendent du bus avec un sourire moqueur. Vraiment tarée ? Ça me taraude qu’on puisse croire ça de moi. Je récupère mes affaires et profite du mouvement pour retourner au milieu de l’arène où m’attend le gentil Monsieur. Je n’avais pas remarqué sa peau chocolat, ses grands cils noirs, ses immenses dents blanches.
« - Vous êtes beau, lui dis-je toute intimidée, je vous ai déjà vu quelque part. »
Dans mon dos, la vieille dame haineuse continue de me harceler, de convaincre les autres passagers de me tenir en laisse, je sens d’ici qu’elle épie le moindre de mes gestes. Je suis prête à bondir sur cette ennemie. Mon beau Monsieur fait un signe pour tempérer mon agitation. J’ai envie de le croire. Est-ce possible de l’apaiser ?
« - On agresse mon Ellemon Elle, dis-je, mais personne ne La connaît, personne ne L’aime, hormis cet amoureux qui lui écrit des mots doux.
- Qui, me demande l’homme en chocolat, c’est qui, elle ?
- Elle, la destinatrice de cette lettre, elle, celle qui parle à ma place, celle qui rit très fort, qui sait tout faire, qui s’impose… Faut pas croire que je ne l’aime pas, surtout pas, elle m’en voudrait. J’aimerais juste être un peu tranquille. C’est contradictoire, hein, CONTRADICTOIRE. »
J’articule, exprès, pour qu’il sache que tout s’oppose et que les contraires s’attirent. Le Monsieur me pose une main sur l’épaule, comme un être familier. On est déjà copains ! J’ai envie de m’asseoir sur ses genoux pendant qu’il me lirait la lettre, alors je saurai que c’est lui, mon prince ténébreux.
« - Ca va, ça va vraiment, me demande-t-il avec une voix des îles. »
Oh, dans mon corps, un vent chaud se lève. Il aplanit les dunes de mon désert. J’ai envie de pleurer.
« - Oui, je crois que ça va, j’ai fait des choses qu’il ne fallait pas ? »
« - Rassurez-vous, me dit-il, vous êtes pleine d’énergie, c’est tout… »
Arrêt l’Ermitage.
« - Je dois descendre. »
Je ne veux pas qu’il parte. Je ne veux pas qu’il m’abandonne. Si vite… Si tôt dans la journée…
« - Je suis désolé, mais je ne peux pas rester.
- Je vous prépare un bon petit plat, si vous voulez, mais ne partez pas. »
Les portes du bus s’ouvrent. Je m’accroche à ses épaules. Il saute, mon léopard, déjà, il change de branche. Je hurle :
« - Ne me laissez pas toute seule. »
Les portes claquent. Des gens me poussent. Je me rue sur mes affaires et me tapis dans le coin contre la rampe. J’éclate en sanglots. Une maman vient d’arriver avec en main une petite fille qui me tire la langue. Je la gifle. Mes enfants, eux, sont toujours polis. Ninon se met à chanter seulement quand j’appuie sur le bouton. Pas comme cette peste qui braille maintenant. La Maman me crie dessus :
« - Oh, mais qu’est-ce qu’il vous prend ? On n’a pas idée de frapper un enfant ? Je vais porter plainte contre vous. »
La vieille dame est encore là, elle descend au terminus Cours de Vincennes, j’en suis sûre, elle veut assister au spectacle gratis :
« - Qui a un téléphone portable ? Le 17, en urgence. »
La Maman continue de tempêter. Je ne comprends RIEN de ce qu’elle dit. Je ne sais pas si elle parle ma langue ou une autre. Des passagers se plaignent, pas possible de voyager tranquilles, impossible, toujours dérangés par des abruties de mon espèce. Je reste en boule. Dans mon ventre, j’entends que ça gargouille. Je l’entends, je sens qu’elle revient, que le vent chaud l’a réveillée, qu’elle a vaincu l’inaperçu, j’entends qu’elle est prête à sourdre de moi comme une ogresse qui avale mon dernier neurone récalcitrant. Elle me lève, comme un pantin.
« - Réveille-toi, dit-elle, allez, hue dada, hue dada… »
Elle prend Bébère, Ninon, et Happy, les secoue par les jambes. Des grands gestes qui viennent frapper la gamine et sa mère qui braille maintenant toutes les deux. Elle force le passage jusqu’à la vieille dame et lui donne un coup de boule dans le thorax, elle se déchaîne en hurlant des cris de guerre, elle pousse avec ses fesses un homme contre la vitre du bus, ça crie de partout, les passagers s’entraident pour la retenir, l’un une jambe, l’autre un bras, elle les fixe du regard, un blanc, puis ricane de plus belle. Déstabilisés, ils lâchent prise, elle en profite, un grand coup de talon, ça fait mal, le coup de sabot, allez on recommence.
« - Hue dada, sur le cheval ! »
Planète Gambetta. Des hommes en bleu et vert, agents de sécurité, grimpent dans le bus. Ils l’immobilisent immédiatement. Elle finit par s’assagir.
Je comprends qu’ils veulent quelque chose d’elle, c’est sûr, pour m’avoir ballottée comme ça dans tous les sens. Mais, je n’ai rien. RIEN. Hormis mon cabas à roulettes et mes enfants sans vie. Rien. Ils veulent quelque chose de moi. Je tends ma lettre, ça ne les intéresse pas, ça n’intéresse personne, et personne ne cherchera avec moi, mon amoureux qui s’est enfui dans la ville. Ils sont pressants, mais je ne comprends pas ce qu’ils veulent. Ils me disent plein de trucs mais je ne parle pas le playmobil. Ils me lèvent violemment, m’arrachent à mes enfants, déchirent ma lettre, et me sortent du bus, je descends sous leurs yeux à tous. Ils me plaquent à terre sous leurs yeux à tous, du sang coule de mon nez. C’est mouillé. Je reconnais que c’est mouillé, c’est comme quelque chose de brillant, des petites étoiles que j’ai déjà vues, qui me colorent les pupilles quand je ferme les yeux, je baille, fatiguée. Je voudrais ne plus être ici. Quelque part, oui, je voudrais être ailleurs, au chapiteau des lumières. Oranges et bleues, comme des lampions dans ma nuit. Il n'y a pas de bus 26 pour l'ailleurs des poètes et des amants perdus. Je le sais bien. Si tout cela n'était qu'un mauvais rêve... C'est tellement flou dans ma tête. Dis-le moi, toi, si cet ailleurs existe. S'il n'a pas disparu...
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