Le jeune homme, un petit avorton ridicule, sortit de chez lui à 14h37. Il était fort en retard, car sa pause-déjeuner s’était prolongée d’une manière tout à fait désagréable suite à un énième appel revendicateur de sa mère, lui rabâchant une fois de plus son discours favori.
« Mais tu sais mon chéri, tu as trente ans maintenant, il serait temps que tu te trouves une petite femme pour s’occuper de toi. Je ne serai pas toujours là, tu sais. Je n’en ai plus pour très longtemps… »
Comme à son habitude, il avait écouté sa mère radoter, d’une oreille distraite, en même temps, avec son cerveau troué, il pouvait pas faire autrement ce con, tout en feuilletant un magazine dit masculin, c’est-à-dire un magazine avec des autos et, dessus, des filles à moitié nues. De temps à autre, il tentait une discrète onomatopée, choisie à peu près au hasard, pour convaincre sa mère de son attention sans faille. Il faut dire qu’il avait compris, depuis le temps, que lorsqu’elle avait une idée en tête, il n’y avait rien à faire pour l’en éloigner, de même que lorsqu’elle avait quelque chose à dire, rien ne pouvait l’arrêter. Il faut dire que cette grosse vache avait rien foutu de sa vie à part faire chier son connard de mari qui avait quand même fini par capter et s’était jeté dans la tombe de son plein gré, lui, au moins. Il avait eu beau essayé de faire comprendre à sa mère que sa pause-déjeuner n’était pas télescopique, et que son chef l’attendait pour une réunion assez importante en début d’après-midi, maintenant, bien sûr, il était en retard et le chef allait encore lui tomber dessus.
Lorsqu’il parvint enfin à l’ascenseur, auréolé de sueur, le souffle court, les portes étaient sur le point de se fermer. Dans un dernier effort, il se précipita vers le bouton sur lequel il abattit la paume de sa main et les portes, obéissantes, se rouvrirent. Il pénétra, au bord de la syncope, dans l’impersonnelle cage de métal ; les portes se refermèrent, et il mit quelques secondes avant de remarquer la jeune fille, petit tailleur court et noir, bien salope, qui se tenait à ses côtés. Elle était plutôt jolie, le genre de fille qui sert qu’à être tronchée dans un local-poubelles, et lui adressa un sourire compatissant. Il y répondit tant bien que mal, tout en soufflant le plus légèrement possible.
« En retard ? », lui demanda-t-elle avec douceur. Il acquiesça en levant les yeux au ciel.
Puis le silence se réinstalla. Il aurait bien aimé lui parler davantage, ou la sauter contre la porte, mais, d’une part, il était fort peu doué pour les prises de contact improvisées, et d’autre part, il n’avait vraiment pas le temps. Dommage.
Elle s’arrêta au onzième étage, en le saluant d’une inclinaison gracieuse de la tête, et disparut dans le couloir.
Finalement, la réunion ne s’était pas si mal passée. Le chef n’avait pas pu s’empêcher de plisser les yeux, de l’air mécontent qu’on adresse à un enfant fautif, lorsqu’il était arrivé dans la salle avec dix minutes de retard, mais, somme toute, la réunion s’était bien passée. Les clients avaient finalement signé le contrat, après des heures de négociations bien entendu, rien n’est jamais simple, et il était maintenant enfin libre, à vingt heures passées, de rentrer chez lui en toute tranquillité. Surtout qu’à cette heure-là sa connasse de mère serait plantée devant le policier du jeudi ou une connerie du genre, donc elle lui foutrait la paix. La lumière s’était éteinte automatiquement, comme d’habitude, et le couloir était plongé dans le noir. À tâtons sur le mur, il cherchait l’interrupteur lorsque ses mains rencontrèrent une substance douce et moelleuse, au contact humain, une main sans nul doute, qui fut saisie d’un sursaut aussitôt qu’il l’effleura. Un cri s’échappa et le couloir s’alluma. Devant lui se tenait, légèrement effrayée, la petite pute de l’ascenseur. Elle avait toujours son petit tailleur noir bien cintré et dès qu’elle le reconnut, un sourire amusé se dessina sur ses lèvres.
« - Alors, vous n’étiez pas trop en retard ?
- Non ça va, merci. »
Il lui sourit en baissant les yeux. Puis après un silence qui lui sembla comme une éternité, il lui demanda :
« - Vous finissez toujours aussi tard ?
- Non. Et vous ?
- Non plus. »
Ils étaient tous deux face à l’ascenseur, qui n’arrivait toujours pas, et un lourd silence s’installa.
Puis, enfin, accompagné d’un bruit magique – et très désagréable – il surgit. Après quelques politesses maladroites, ils se retrouvèrent finalement à nouveau dans la cage.
Ce fut elle qui rompit le silence.
« J’irais bien dîner quelque part, vous connaissez un endroit ? »
Il hésita un instant puis se jeta à l’eau :
« Si vous aimez la cuisine chinoise, je connais un très bon restaurant, pas très loin d’ici. »
Elle lui sourit, et les portes s’ouvrirent.
Le restaurant était plein mais, comme il connaissait bien le patron, on leur trouva une place dans un petit coin. La pétasse étudiait la carte avec attention, tandis que le jeune con admirait ses traits si doux et ses lèvres roses qui semblaient se parler à elles-mêmes.
Ils commandèrent finalement la même chose, un menu C. Puis ils se regardèrent, gênés, en silence.
Lorsque le serveur leur apporta le bouillon et la salade de choux, il trébucha comme une merde et balança la mixture brûlante sur la tronche de l’avorton. Mais il s’excusa aussitôt en lui tendant toutes les serviettes en papier qu’il put trouver à proximité. Il s’avéra qu’il y avait eu plus de peur que de mal ; la jeune fille fut alors saisie d’un fou rire incontrôlable, bientôt suivie par le jeune homme, ce qui laissa le serveur interloqué et penaud.
Le dîner continua donc dans la bonne humeur, le petit incident les ayant finalement détendus tous les deux ; ils parlèrent d’eux, de leur vie, de leur passions, jusqu’à ce que la pouffiasse trouve un cadavre dégueulasse de cafard dans son plat. Mais à son cri de dégoût, fit écho le rire hilare d’un petit garçon d’une huitaine d’années qui avait visiblement profité de l’incident du bouillon pour mettre en place sa farce, et qui semblait très content de lui.
Remis de leurs émotions, et le dîner terminé, ils décidèrent de poursuivre la soirée dans un petit bar que la jeune fille – cette fois-ci – connaissait, à quelques rues de là. Ils se levèrent en même temps, ce qui les fit sourire, et se dirigèrent vers la porte. Mais avant d’y arriver, elle évita de justesse la feuille de salade glissante, oubliée par un nem sur le sol.
Ils marchèrent vite dans la rue, comme pour semer l’infortune qui semblait les accompagner ce soir-là. Puis ils arrivèrent au bar. Il y avait encore plus de monde qu’au restaurant. Ils s’installèrent donc au comptoir, en attendant une table libre. Il lui céda l’unique tabouret et commanda deux coupes de champagne. Un peu pour se faire pardonner, peut-être. Une table se libéra finalement, mais elle fut prise aussitôt par un couple de vieux complètement bourrés. Tant pis, l’essentiel était d’être ensemble, après tout. La pétasse se leva pour aller pisser, il en profita pour s’asseoir un peu sur le haut tabouret de velours, très confortable. Panne d’électricité générale. Toutes les lumières s’éteignirent, on ne voyait plus rien. Panique générale, bousculade, il manqua de tomber de son siège et, aussitôt, les lumières se rallumèrent. Tout allait mieux, sauf qu’on lui avait tapé son portefeuille au passage, plus un rond. Il chercha partout, sur le sol, autour de lui, mais impossible de retrouver ce putain de larfeuille. Après tout ce n’est qu’une perte matérielle, se dit-il, et il n’avait que très peu d’argent dedans, pas la peine de s’énerver. Et puis, au moins, il avait déjà payé le champagne, il n’aurait donc pas le déshonneur de devoir demander à la jeune fille de le payer.
D’ailleurs elle était en train de revenir vers le bar, en boitant comme une vieille clocharde.
« - Que s’est-il passé ? Tu boites ?
- Non, ce n’est rien. »
En fait, elle était au milieu des escaliers quand les lumières s’étaient éteintes, et elle s’était cassé la gueule en se faisant bien mal. Bien fait.
« - Je suis fatiguée, ça t’embête si on remet ça à une autre fois ?
- Non, pas de problème, je comprends. Surtout que j’ai plus un rond, je viens de me faire piquer mon larfeuille ! »
Ils sortirent donc, déçus de cette soirée qui avait pourtant si bien commencé, mais qui semblait décidément tourner de plus en plus au cauchemar.
« - Je te raccompagne ?
- Non, c’est inutile, j’habite juste à côté.
- Tu es sûre ?
- Oui, merci pour… cette soirée. »
Lorsqu’il se retourna pour la regarder une dernière fois, un groupe de bonnes petites racailles venait de surgir au milieu de la ruelle déserte.
« Hé mad’moiselle ! Mad’moiselle ! »
Elle ralentit en les voyant, et lui accéléra pour la rejoindre.
« - Hé mad’moiselle ! Vas-y, viens, fais pas ta pute !
- Laissez-la tranquille, elle est avec moi.
- Ah ouais ? Elle est avec toi ? C’est vrai ça, mad’moiselle ? »
Ils étaient maintenant encerclés par une dizaine de gros bras, tatoués bien comme il faut, des mecs, des vrais. Pas comme cette lavette d’avorton !
« - Oui, elle est avec moi, laissez-nous passer, on a déjà eu une soirée assez pénible, s’il-vous-plaît.
- Ooooohh, ils ont eu une soirée pénible, pauvres chéris, il a pas été gentil avec toi le monsieur ?
- Si… si… laissez-nous, s’il-vous-plaît… »
La ruelle était bien sombre, bien déserte et ils étaient seuls au monde.
« Bah justement, si vous avez eu une soirée pourrie, il est temps de s’amuser un peu, non ? Surtout qu’elle est plutôt bonne, ta pétasse. Hein, qu’est-ce que vous en pensez, les mecs ? »
Il y eu un grognement effrayant de la part de l’assemblée ; la situation n’augurait rien de bon, mais, soudain, au bord du désespoir, le jeune homme aperçut un policier au bout de la ruelle, pas très loin d’eux. Il l’appela. L’autre ne réagit pas et il l’appela encore. Cette fois, le policier l’entendit et se dirigea vers le petit groupe.
« - Qu’est-ce qu’il se passe ici ?
- Rien, Monsieur l’agent, messieurs-dames ont passé une mauvaise soirée, alors on voulait juste qu’ils s’amusent un peu…
- Haha, très bien, mes enfants, très bien… Et on dit que la jeunesse n’est plus serviable… Hahaha. »
Et il se tira. La jeune fille était à moitié évanouie de terreur et le jeune homme tellement effaré par ce qui venait de se produire qu’il était complètement figé dans l’incompréhension la plus totale.
« Bah alors, on veut pas s’amuser, on est obligé d’aller déranger les flics ? C’est pas bien ça, ça fera un mauvais point. »
Et il sortit un flingue, tout brillant, tout beau, et lui tira une balle dans le genou droit. La lavette s’effondra de douleur, hahaha. Mais, soudain, rien du tout. Plus rien pouvait les sauver maintenant, terminé.
« Bon allez, papi, puisque toi tu veux pas t’amuser, on va s’amuser avec ta copine, alors. Mais on est sympa, on te laisse regarder. »
Ils se saisirent de la petite salope, qui demandait que ça d’ailleurs, ça se voyait dans ses yeux tout mouillés ; ils la retournèrent sur le capot d’une vieille caisse qui trainait là et ils la prirent, chacun leur tour, ou à plusieurs, selon les fois. Avec violence, elle aimait ça, la garce, elle faisait semblant de s’être évanouie, mais eux, ils savaient bien qu’elle aimait ça. Hahahaha.
Et puis, à un moment, ils butèrent l’avorton, il faisait que gueuler, avec sa balle dans le genou, affalé par terre comme une merde à pas pouvoir se relever, soi disant qu’ils lui faisaient mal, à la pétasse, qu’ils avaient pas le droit de faire ça, je sais pas quoi. Hahaha. N’importe quoi.
Ils s’amusèrent bien, ce soir-là, avec la fille. Ils essayèrent toutes les positions auxquelles ils purent penser, toutes les façons de faire, toutes les combinaisons possibles, c’était marrant d’en trouver des nouvelles, enfin certains avaient plus d’imagination que d’autres, c’était clair. Faut dire aussi que plusieurs d’entre eux avaient jamais couché avant, alors c’était l’occasion, ça tombait bien.
Et quand tout le monde y fut passé au moins une fois, quand même, l’égalité c’est important, faut pas déconner, faut bien que tout le monde s’amuse, y a pas de raison, ils décidèrent d’aller bouffer. Ils commençaient à être à cours d’imagination en plus – et puis ça devenait lassant à la fin – et à avoir sacrément la dalle, le sport ça creuse.
Alors ils laissèrent la meuf sur la voiture, baignant dans un mélange liquide assez dégueulasse ; elle pouvait plus servir à grand-chose, de toute façon, la pauvre. Et puis elle avait eu sa dose d’amusement pour la soirée, c’était leur avis, et ils se tirèrent en vitesse : il fallait quand même pas se faire choper par le flicard de tout à l’heure, il les aurait engueulés de pas l’avoir appelé pour lui en laisser un bout. Ça se fait pas quand même, c’est vrai.
Mais ce qu’ils ignoraient, fort heureusement, c’est que la jeune fille n’avait finalement pas eu à endurer toutes ces violations, car, dès le début, à force de la secouer, sa tête avait heurté le pare-brise si violemment qu’elle était morte sans douleur, aussitôt, sans souvenir et sans humiliation. Et le sang qu’ils avaient pris pour leur virilité, n’était que sa vie, qui s’écoulait, doucement, sur son malheur.
Et dans la nuit, bien avancée maintenant, sous les flocons de neige qui commençaient à tomber délicatement sur le pavé, les corps sans vie de deux jeunes amoureux, au tout début de leur amour, restaient le seul témoignage d’une nouvelle manifestation de cette cruauté humaine incroyable, infinie, inguérissable, éternelle.
L’idée était donc ici d’illustrer la schizophrénie par celle de l’auteur lui-même (ce n’est donc pas une histoire sur la schizophrénie, mais bien une illustration par voie d’écriture). En effet, l’auteur, Becca Heller, est en fait affublée de deux personnalités bien contrastées : sa personnalité « normale », habituelle, de femme de tous les jours, qui tente d’écrire une nouvelle un peu simplette sur une idylle naissante ; et sa personnalité misanthrope, névrosée, sociopathe, Ted – pour rappeler Ted Bundy, le tristement célèbre « tueur de femmes » – qui s’immisce dans l’écriture de Becca, d’abord via des commentaires acerbes, puis des incidents sans grande importance, mais finit par prendre le contrôle total de l’histoire, et, comme indiqué dans le titre, massacre cette idylle.
© Lynn Behr T. - Ce texte est la propriété de l'auteur. La reproduction intégrale ou partielle en est strictement interdite.
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