En cette fin du mois de novembre, la capitale alsacienne revêtait son manteau de lumière préludant aux fêtes de fin d’année. Alors que l’automne finissait de dénuder la nature, le froid avait étendu son manteau de givre sur la ville et la campagne alentours. La nuit se faisait de plus en plus profonde, et les arbres devenus squelettiques rappelaient à tout un chacun la fragilité de l’existence. Il était temps de préparer Noël, d’organiser le combat contre l’obscurité et la mort. Là-bas, dans cette région frontalière, Noël est une période paradoxale, à la fois sombre et lumineuse. À défaut de chaleur et de couleurs, les rues s’habillent de néons et de guirlandes lumineuses aux teintes chatoyantes. Les arbres dénudés par le vent du nord implorent la clémence des cieux. Nul n’est dupe. La saison se prête plus à la célébration des deuils et des regrets qu’à la joie de vivre. Il est temps de gérer sa culpabilité et de combattre cette furieuse envie de tout laisser tomber et de rejoindre ceux qui nous ont quittés au fil des ans. Ce matin-là, il faisait très froid à l’Hôtel de Police. Un jeune inspecteur, Guy Dufour, recevait dans son bureau un adolescent soupçonné de matricide. Dehors, un brouillard matinal recouvrait la ville de sa couette cotonneuse, mais non moins glacée.
- Bonjour, jeune homme, dit Dufour en s’adressant à l’adolescent apparemment prostré, assis en face de lui.
Pour toute réponse, le jeune homme murmura un « bonjour » de circonstance. Obéissant à une routine depuis longtemps éprouvée, le policier débuta son interrogatoire.
- Nom, prénom, date de naissance, adresse ?
- Pilot Pierre, 12 mai, 10 rue de l’Argonne à Strasbourg.
- J’ai dit, date et année de naissance ?
- 12 mai. La voix du prévenu se faisait diaphane.
- De quelle année ?
- ‘Sais pas.
- Tu n’as pas de carte d’identité ?
- Non.
- Tu as quel âge ?
- ‘Sais pas.
- Bon, on va faire comme si… Mes collègues sont chez toi, ils trouveront bien tes papiers quelque part. En attendant, revenons sur les faits, si tu le veux bien ? Le 28 novembre 2010, tu t’es levé et tu as tué ta mère ?
- Oui.
- C’est tout ?
- Oui.
- Tu ne veux pas dire pourquoi, comment ?
- Pourquoi ? Comment ? Pourquoi, comment ?
L’adolescent releva la tête et regarda le policier. L’inspecteur fit mine de s’extirper de derrière son écran.
- Oui ?
- Tu ne comprends pas ce que je te dis ?
Le visage du jeune homme était placide, sans la moindre ride d’expression. On aurait cru un moule de cire. C’était un masque mortuaire, une sorte de représentation enfantine d’une mort animée de vie. Pierre regardait le monde sans la moindre émotion, avec un détachement inquiétant. Il avait des difficultés à assumer ce qui lui arrivait. Pourquoi tous ces policiers s’étaient permis autant de brutalité avec lui alors qu’il était dans la salle de bain en train de se laver les mains ? C’était pourtant lui qui les avait appelés à la demande expresse de sa mère peu de temps avant qu’il ne l’exécute. Des traces de son méfait subsistaient encore sous ses ongles. Le sang formait des quartiers de lune sous ses mains parsemées de tâches de rousseur. Pierre détestait se salir. Il avait toujours été un garçon méticuleux. C’est pour cette raison notamment que sa mère l’avait très tôt retiré de l’école primaire. Il passait la moitié de ses journées dans la salle d’eau à se laver et s’essuyer en comptant le nombre de fois où il se devait de recommencer. En fait, la présence de son enfant dans l’existence de sa mère était devenue aussi nécessaire que de respirer. Et puis, en cours préparatoire, que pouvait espérer un enfant sinon de passer ses journées avec une mère aimante et attentive à ses moindres désirs ? Que ce soit à l’école ou à la maison, lorsque Pierre s’engageait dans une activité, il se coupait tellement du monde que rien d’autre ne semblait compter. Il se fondait dans l’acte. Dans cet évanouissement temporaire de sa personnalité, il se redécouvrait autre, toujours pareil et pourtant différent. Au quotidien, Pierre était intelligent, fin, et complètement détaché. Il regardait le monde avec curiosité, souvent incompréhension. Pourtant, il paraissait s’y accoutumer. Lorsqu’il ne comprenait pas une situation, il regardait sa mère et se demandait comment elle ferait si elle était dans une situation semblable. Pierre concevait ses pensées et ses actions en dehors de toute factualité. Il était capable de se projeter dans presque n’importe quel problème et de le résoudre, par la seule force de son intellect. Sa mère avait repéré très tôt ce don d’anticipation et d’imitation. À défaut de comprendre, Pierre imitait et obéissait. Cela suffisait à donner un sens à son existence. Car, dans le fond, il se sentait très vide et très seul. Si seul qu’il ne pouvait, lui non plus, se passer de la constante présence de sa maman.
- Si monsieur, je comprends ce que vous dites.
- Et ?
- Et ? Je ne sais pas ce que vous voulez.
- Je veux savoir comment tu as fait pour tuer ta mère ! Ce n’est tout de même pas compliqué ?!
- Non.
- Alors ? J’attends !!! L’officier de police commençait à perdre patience.
- Vous attendez quoi ?
- Que tu me répondes !
- A quoi !
- Bon ! Il se passa la main droite sur le visage.
Ce garçon commençait à l’exaspérer. Il faut dire que l’inspecteur Dufour n’était pas connu pour sa patience. Il était souvent brusque et agressif avec les prévenus. Avec eux, il n’allait jamais par quatre chemins. Il fallait aller droit au but, éviter les discussions inutiles et les jeux oratoires. Ces derniers, en effet, lui rappelaient sa jeunesse et plus particulièrement son père, professeur de lettres qui avait élevé ses trois enfants dans les arcanes de la rhétorique. Dufour qui n’avait pas la patience de ses deux frères avait subi ces exercices quotidiens et ne voyait pas pourquoi il se servirait de ses connaissances avec des gens qui, pour la plupart, manquaient de la plus élémentaire éducation ?
- Je recommence ! Pierre Pilot, aujourd’hui, aux alentours de neuf heures du matin, vous avez tué votre mère. C’est exact ?
- Si vous le dites.
- Ce n’est pas moi qui le dis, c’est le légiste dépêché sur place ! Maintenant, dis-moi comment tu as opéré ?
- Je ne l’ai pas opéré.
- Alors, tu as fait quoi ?!!!
- Je l’ai égorgé, puis je l’ai décapitée avant de la laver. L’adolescent dont le regard fixait la fenêtre, avait le visage placide. Le corps de maman était sale et dégoulinant. C’était curieux. Je ne m’attendais pas à une telle débâcle de liquides. Elle saignait beaucoup. J’ai dû mettre sa tête dans un torchon à jambon, puis je l’ai déposée dans le grand vase du salon. Il fallait bien que le sang s’écoule dans un récipient. Après, je me suis rendu dans la cuisine où je suis allé chercher la serpillère et la bombe pour les tapis. Maman était jolie avec son jeans et son pull en cachemire jaune canari. Je sais qu’elle est plus heureuse à présent, et moi aussi. J’ai épongé le sang et nettoyé le tapis. Elle était déjà loin, j’en suis sûr. Ses yeux étaient mi-clos et sa bouche pendait misérablement. Vous savez, dans la mort, le plus grave c’est de se regarder se décomposer. Elle était beaucoup moins belle morte que vivante. Sa chair se relâchait, tombait. Mais, il fallait que je la tue. C’est elle qui me l’a demandé. Je ne l’ai pas fait exprès. Je l’ai fait pour elle ! Je l’aime ma maman.
Lorsque j’avais cinq ans, je crois, je lui ai ramené mon premier rat. J’avais pensé que cela lui ferait plaisir. Pas du tout, elle a hurlé et m’a demandé de jeter l’animal que j’avais pourtant pris soin d’éviscérer et d’écorcher afin de le rendre à sa nature originelle. C’est beau un animal sans sa peau, vous savez. Sans sa peau un être vivant est pur. Il est dans une parfaite nudité. La peau est un vêtement bien encombrant ! Elle ne sert qu’à séduire et détourner l’attention. Elle masque l’essentiel de la vie ! J’aime la pureté. A la suite de cet incident, maman et moi avons beaucoup discuté de la vie et de la mort. Bien sûr, elle n’aimait pas beaucoup que je m’en prenne aux animaux. Mais il fallait bien que j’apprenne les secrets de la bonne mort et surtout comment ouvrir les portes.
- Les portes ? Le policier était abasourdi. D’abord le jeune homme semblait ne pas comprendre, et maintenant il exposait son acte comme d’autres donneraient une recette de cuisine. Bientôt l’étonnement se mua en dégout.
- Oui, les portes. Elles sont disposées dans la réalité selon des angles que nous ne pouvons percevoir qu’à travers la présence d’artefacts. Maman les appelait des « machines optiques ». Vous comprenez ?
- Oui. Tu veux dire que c’est toi qui nous as appelés ?
- Oui. Pourquoi ? Je ne devais pas ?
- Si… Bien sûr. Seulement d’habitude ce n’est pas le criminel qui contacte la police ! Il est complètement dingue ce petit !
- Et après ?
- Après ? je l’ai déshabillée. Elle était toute souillée. C’était difficile à supporter, vous savez. Je ne pouvais décemment pas faire le ménage dans le salon sans la nettoyer avant ! Je n’ai pas bien fait, monsieur l’agent ?
- Inspecteur, s’il te plait !
- Oui, monsieur l’inspecteur.
- À quoi pensais-tu lorsque tu l’as tuée ?
- À quoi ? Il fit une pause. Son regard s’évanouit dans un gouffre sans fond. Il semblait soudain ailleurs. Il revint à lui. À quoi ? À rien ! Pourquoi, je devais penser à quelque chose ?
- Avais-tu préparé ton acte ?
- Pourquoi faire ? Nous étions toujours ensemble. Nous faisions tout ensemble. Je mangeais avec elle, je prenais mon bain avec elle et je couchais avec elle. C’est naturel entre un fils et sa maman, non ?
- Tu couchais avec elle ?
- Oui, nous dormions ensemble. Depuis que mon père nous a quittés, nous partagions tous les moments de la vie.
- Tous ?
- Oui, tous. J’étais son fils et elle était ma mère.
- Mais alors, pourquoi la tuer ?
- Pourquoi pas ?
- Comment ça pourquoi pas ? ! On ne tue pas sa mère sur un caprice ?
- Pourquoi pas ?
- Mais, c’est ridicule, petit ! Tu te rends compte. Tu risques perpète pour matricide et tu me parles d’un caprice. C’est cher payer pour un caprice, tu ne crois pas ?
- Ce n’était pas mon caprice, inspecteur. C’était le sien. Je n’ai fait que lui obéir. Et puis, qui vous dit que j’irais en prison ?
L’inspecteur baissa la tête, sans réaliser la portée de son geste. Il savait très bien que ce « client » assit en face de lui risquait fort d’échapper à la prison, en effet.
- Vous voyez ! Vous n’y croyez pas vous-même !
- Si ! Vous n’aurez que ce que vous méritez. C’est tout !
- Mais vous, inspecteur, vous n’avez jamais voulu tuer votre mère ?
- Mais enfin, pour qui te prends-tu ? Ce n’est pas parce que tu as tué ta mère que tout le monde veut la même chose. Qu’est-ce que c’est que cette insanité ?
- C’est la mienne, inspecteur. Le visage de Pierre s’illumina. Une nouvelle facette de sa personnalité se révélait. Une facette faite d’une impensable jouissance.
- Vous n’avez jamais rêvé de tuer votre mère… Il fit une courte pause. Alors peut-être votre père ?
- Tout à l’heure, je t’ai demandé ton âge et ton année de naissance.
- Et ?
- Ça vient ?
- Je l’ignore, inspecteur.
- Comment ça ? Tout le monde connaît son âge !
- Pas moi. C’est important ?
- Oui.
- Pourquoi, monsieur l’inspecteur ? Qu’est-ce que cela change pour moi ?
- Rien, en fait. C’est juste pour la déposition.
- Ah ? Et la déposition, c’est pour quoi ?
- Pour le juge.
- Et après ?
- Après, mon petit, tu seras jugé.
- Pourquoi ? Je n’ai rien fait de grave.
- Tu as tué ta mère ! Tu viens de me le dire.
- Et, c’est grave ça ?
- Très !
- Pas pour moi. Tuer, c’est une autre façon de donner la vie. Lorsque je tue, j’embellis la vie. Je lui donne un autre départ. Une vie stoppée est une vie qui recommence, ailleurs. Je n’ai pas tué ma mère. Je lui ai donné les moyens de revenir avec moi, plus belle… plus tard. Vous verrez, elle reviendra.
- Et c’est parce que tu crois qu’elle va revenir que tu lui aurais coupé la tête ?
- Non. Je lui ai coupé la tête parce que j’avais besoin de mettre quelque chose dans le vase en cristal de baccara du salon. J’aime bien quand il y a des fleurs dedans. On dirait un kaléidoscope. Vous savez ce que c’est un kaléidoscope, inspecteur ?
- Quel rapport avec notre affaire ?
- Tout, inspecteur. L’existence est un kaléidoscope, une aventure multidimensionnelle. Chaque reflet du monde est une porte ouverte sur d’autres horizons.
- Là, tu m’intéresses ! Dufour transcrivait à présent fébrilement les propos de son interlocuteur. D’autres horizons, voyez-vous ça ?
- Oui. Et c’est le sang qui ouvre la porte. Le sang de l’hémorragie est une onde qui traverse la frontière de la vie et de la mort. Tout le monde sait que le sang va et vient, d’un monde à l’autre. Mais personne, jusqu’à présent n’a voyagé à contre courant, de là-bas jusqu’ici.
Lorsque la tête de maman s’est vidée dans le vase, l’onde de son hémoglobine s’est mêlée à celle des photons solaires. Les courbes du vase ont ensuite redressé ces différentes longueurs d’onde et les ont projetées sur la première surface plane disponible. Le mur derrière le sofa a perdu ses couleurs et est devenu translucide comme l’eau d’un lac de montagne. Je pouvais voir de l’autre côté. Que c’était beau ! Tout était blanc, le sol, les arbres, le ciel… C’était éblouissant de beauté !
Pierre était maintenant presque extatique. Il ne se préoccupait pas de ce que pouvait penser l’inspecteur assis en face de lui, le visage masqué par l’écran de son ordinateur.
- Tu ne vas tout de même pas…
- Chut… lui intima le jeune homme. Je n’ai pas terminé ! Tout était blanc, ai-je dit, plus blanc que la neige, plus blanc que le plus profond des brouillards, plus dense même que cette brume dehors. C’est drôle ! Pierre fixa Dufour de ses grands yeux noisettes, vous n’auriez pas un verre, par hasard, un prisme, ou même un stylo chromé ?
- Je suppose que tu plaisantes, petit ? Tu ne penses tout de même pas que je suis ton valet ?
- Vous croyez à ce que je vous raconte ?
- Pas du tout ! Je note.
- Alors pour quelle raison me refusez-vous un verre d’eau ?
- Parce que petit, tu es en garde à vue et que tu auras de l’eau quand je le déciderai et pas avant. Tu es vraiment un enfant pourri, gâté, c’est cela ?!
- Je n’avais ni sœurs ni frères à qui mesurer l’amour de maman. Vous savez ce que c’est, non… de ne pas être le premier ?
- Tu recommences avec tes histoires ?! Tu es agaçant à la fin !
- Ah ? Agaçant ? Vous, en revanche, vous n’êtes pas très aimable, Monsieur l’inspecteur.
- Pas besoin ! Et puis, ce n’est pas moi le prévenu ! Revenons à ton histoire, si tu veux bien ? Tu disais donc que ce que tu voyais était blanc ? Pourquoi blanc ? Y-aurait-il une explication ?
- Je ne sais pas. Peut-être est-ce un effet d’optique ? Je ne suis pas très fort pour déchiffrer les paysages des autres dimensions.
- Décidément, c’est une obsession chez toi. Tu n’aurais pas autre chose de plus consistant à me proposer ; la vérité, par exemple ?
- Mais c’est la vérité, monsieur l’inspecteur ! Pourquoi inventer ? Je n’ai pas besoin de mentir. Vous m’avez demandé de vous raconter comment se sont déroulés les évènements. Je vous raconte ce qui nous est arrivé à maman et moi.
- Oui, pour ta mère, l’affaire est réglée. Mais pour toi…
- … Elle se poursuit inspecteur.
Pierre semblait à présent sûr de lui. Il émanait de sa personne une aura d’invincibilité et de certitude, qui désarçonnait quelque peu Dufour.
- Il est malin, se dit-il, très malin. Pour un jeune psychopathe, il est même très doué. Mais, il ne va pas tenir longtemps à ce rythme. Son histoire est complètement ridicule, pour ne pas dire délirante. Mais il croit quoi, à la fin ?! Que je vais gober son histoire de sang et de lumière ? Les dingos ont toujours d’excellentes raisons pour commettre leurs crimes. Tantôt ce sont des voix, tantôt des démons, des ondes radios ou des séries télé. Avec le temps, on finit par tous les reconnaître. On dirait qu’ils se passent le mot, à défaut de se passer des morts, d’ailleurs. L’inspecteur sourit intérieurement.
- Tu veux dire quoi, exactement ?
- Je ne sais pas ce que vous voulez, inspecteur.
- Je veux savoir où tu cherches à m’emmener avec tes histoires ?
- Je ne cherche pas à vous emmener, monsieur. Je veux juste rejoindre ma maman.
- Autrement dit, tu voudrais mettre fin à tes jours ?
- Pas du tout ! Le gamin paraissait outré par la proposition.
- Je ne comprends pas.
- Il n’y a rien à comprendre, monsieur l’inspecteur, juste à accepter.
- En ce qui me concerne, tu comprendras, j’espère, que ton histoire est tout de même dure à avaler ?
- Je n’y peux rien. Maman et moi avons toujours vécu aux limites du monde, de votre monde. Maman me disait souvent : « Regarde comme ces gens s’agitent, comment ils vont et viennent, ignorants de ce qui les entoure. Ce sont tous des aveugles et des sourds. Leur sens commun est une prison de sensations qui les protège des merveilles de l’univers. Mais toi et moi, nous savons qu’il existe d’autres mondes, d’autres plans et d’autres espaces de l’existence ! »
Je n’ai compris ce qu’elle me racontait que le jour où après s’être coupé le pouce dans le sens de la longueur, elle avait laissé couler le sang sur la surface translucide d’une coupe de cristal. Son sang s’était étalé sur la surface intérieur du verre et s’était dilué jusqu’à en teinter toute la surface. Ensuite, elle a posé le verre sur le rebord de la fenêtre et a attendu. Je me suis assis à côté d’elle. J’étais impatient. Le ciel était d’un gris de plomb et le soleil tardait à venir. « Attends ! » me dit-elle, le soleil va bientôt répondre ! » Je ne comprenais pas, mais quelques instants après un rayon de lumière perça les nuages et transperça la surface du verre. Tout de suite, nous vîmes des formes se créer, des visages et des membres. Là un pied, une main, un bras, le corps souple d’une femme enlacée à un arbre, ses membres semblaient accompagner le tracé des branches. Il y avait également le visage difforme d’un homme poussant un cri de silence. Je m’approchais de ce paysage miniature. Je pouvais discerner les contours d’une vallée encaissée entre deux chaines de montagnes. Et puis, il y avait tous ces gens. Ils étaient tous nus et paraissaient emmêlés les uns aux autres, les uns dans les autres, à la fois paysage et parties du paysage. C’était si beau, vous savez ! Je comprends, pourquoi maman rêvait d’y aller. Moi aussi, j’aimerais bien la rejoindre.
- C’est une manie !
- Non. C’est quelque chose que vous ne pouvez pas comprendre, monsieur.
- En tout cas, ce que toi tu ne sembles pas pouvoir comprendre, c’est que ton histoire va te coûter cher.
- C’est sans importance, monsieur. J’en ai pour peu de temps.
- Qu’est-ce qui te faire dire ça ?
- Rien. Regardez, le brouillard se lève. Il va faire beau aujourd’hui. Le jeune homme sourit.
L’inspecteur Dufour, fut prit d’un mouvement de tension réflexe, comme si ce que venait de lui raconter le jeune homme avait une incidence sur sa propre réalité. Mais cet instant de vacillement perceptif fut de courte durée.
- Maintenant, inspecteur, est-ce que je pourrais avoir un verre d’eau ?
- Oui. Je vais t’en chercher un.
Le policier se leva et sortit du bureau. Pierre entendit l’éructation d’un distributeur d’eau fraiche. Dufour réapparut et posa le verre devant son bureau, juste à côté de la plus haute douille.
- Tiens.
- Merci, Monsieur. Pierre porta le verre de plastique à sa bouche. Il but goulûment. L’eau était fraiche. Il était assoiffé.
Rassuré par la tournure que prenait l’entretien, Dufour abaissa sa garde. Après tout, cet enfant était fou et il n’y avait pas de quoi le maltraiter. C’était un bon garçon derrière son côté délirant. Il ne pouvait comprendre ce qui lui arrivait, puisqu’il avait été apparemment l’objet de la maîtrise de sa mère. Lequel des deux était le plus fou, lui ou sa mère ? Dufour, eut un élan compassionnel à l’égard de l’adolescent qui ne paraissait nullement réaliser les implications de son acte et persistait à reconnaitre les faits d’une façon littérale. Ce qui impressionnait le plus le policier était cette absence de culpabilité mêlée d’inconséquence. De toute façon, ce sera la taule ou la psychiatrie. Dans les deux cas, il n’est pas prêt de sortir ! Il regarda sa montre. Il était bientôt midi. Dufour sentait son ventre gargouiller. Il fallait qu’il prenne une pause, ne serait-ce que pour se remettre les idées en place.
- Écoute, dit-il au jeune homme, je m’absente deux minutes. Alors tu ne bouges pas ?
- Où pourrais-je aller ?
- Nulle part ! Toutes les portes du palier sont fermées.
- Alors, je reste.
- À tout à l’heure.
- Oui.
L’inspecteur prit sa veste et quitta le bureau. Pierre était seul, enfin. Dehors la blancheur matinale avait été remplacée par le chatoiement du soleil automnal. Le ciel était d’un bleu immaculé. Il faisait froid et sec. Pierre, mordit le creux de l’ongle de son index droit et s’arracha un lambeau de peau. Le sang apparut sans tarder. Il forma une petite boule au coin de l’ongle. Pierre s’empara du verre de plastique qui se trouvait sur le coin du bureau et passa délicatement son doigt meurtri sur la surface intérieure crénelée du verre. Il fallait faire vite ! Il passa le doigt, une fois, deux fois, trois fois, histoire que son sang en recouvre tous les creux et les arêtes. Il reposa le verre ensanglanté sur le bureau, un peu à droite de l’ordinateur dans l’axe de la fenêtre. Le bureau était partiellement baigné par la lumière du soleil. Dès que la lumière entra en collision avec la surface du verre, Pierre se sentit irrésistiblement attiré par l’ombre rougeoyante émise par le récipient. Il approcha sa main. Elle fut immédiatement absorbée par le champ de lumière ensanglantée. Il se leva et se rapprocha des rayons difractés. Son bras, maintenant baigné de lumière, disparut à son tour. Pierre ne ressentait aucune douleur, aucune sensation. Tout se passait comme maman le lui avait dit. Il allait la rejoindre de l’autre côté. Il fit un pas, puis deux, sa jambe droite disparut, bientôt suivie par la gauche. Il y eut comme un éclair et sa conscience, à la suite de son corps, fut aspirée par les reflets du verre.
Après un instant de désorientation, Pierre regarda autour de lui. Tout était blanc, comme dans son souvenir, blanc et plat. Il se trouvait sur un chemin de terre. Au loin, d’étranges automobiles aux formes organiques se déplaçaient dans un silence religieux. Elles étaient faites d’un amalgame d’os, de chair et de peaux tirées. Leur esthétique était douloureuse, comme fusionnée de regrets et de plaisirs inassouvis. Les carrosseries étaient sans aspérités, comme moulées de désirs. Par endroit, Pierre crut apercevoir des touffes de cheveux pendre des portières comme des ornements funèbres. Ces véhicules de chair et de sang étaient fascinants d’inventivité. Leur apparente perfection n’était pas le fruit de manipulations robotiques. Ils étaient uniques comme des œuvres d’art, parfaits dans leur destination.
- Les morts ne sont pas cruels. Il sont simplement pragmatiques, se dit Pierre. Ils ne pensent jamais à demain. Ils recyclent tout, y compris eux-mêmes.
Dans cet étrange paysage, tout était transformation, transmigration, métabolisation et métaphorisation, terrible poésie de la chair et du sang.
Indécis, Pierre s’engagea droit devant lui. De toute façon, il devait bien choisir une voie, alors pourquoi pas devant lui, en direction de ces lignes de communication ? Autour de lui, l’air avait une consistance variable. Aux limites de la vision, il se solidifiait et prenait une consistance gélatineuse. Derrière, ces surfaces tantôt concaves, tantôt convexes, Pierre aperçut d’autres formes humaines en mouvement. Il n’y avait pas de chien ou de chat, pas le moindre signe des représentants de l’ordre naturel. On aurait dit que cette dimension avait été créée juste pour la jouissance des humains. Pierre voulut en savoir plus sur ces habitants, mais dès qu’il cherchait à les regarder de face, l’atmosphère retrouvait sa limpidité et les figures disparaissaient comme si elles n’avaient jamais existé. Il marchait sans peine. Ici, les distances semblaient tronquées, le lointain paraissait proche et la proximité était inatteignable. La température ambiante était ni chaude ni froide, juste tempérée. Pierre tenta de se repérer dans ce monde prismatique. Il tendit une main hésitante devant lui. Des rayons de lumière rebondirent sur ses ongles avant de repartir en formant de minuscules arcs en ciel. Le jeune homme sourit. Peut-être avait-il découvert un pont aux fées ? Mais il se ravisa. Les fées n’exigent pas que l’on meurt pour elles, à moins que ? Un terrible doute l’assaillit. Il appela :
- Maman ? ! Maman ?! Où es-tu ? C’est moi, Pierre ! S’il te plait, fais-moi un signe. Ne me laisse pas seul ? L’appel du jeune homme avait quelque chose de désespéré. Allait-il retrouver sa mère comme elle le lui avait promis, ou avaient-ils tous les deux été les jouets d’une machination, ou peut-être d’une illusion d’optique ? Maman, réponds- moi s’il te plait... !
Autour de lui, le paysage et les gens étaient indifférents à son angoisse. Des figures spectrales allaient et venaient à la périphérie de sa vision. Certaines marchaient ensemble en partageant des secrets immémoriaux. D’autres, en revanche, courraient après des chimères. D’autres encore, se tenaient prostrées dans l’encadrement d’une porte ou au pied d’un arbre. Les morts immobiles, sans but apparent, paraissaient curieusement perdus. Pierre s’approcha de l’un d’eux. Il s’agissait d’un homme d’une cinquantaine d’année. Il se tenait le dos contre un mur de briques brunes. Il était cachectique, comme dévoré par quelque démon intérieur. Sa peau, parsemée de fleurs de cimetière, était tendue sur son squelette. Il semblait en cours de momification.
- Monsieur ? Monsieur ? lui demanda Pierre. S’il vous plait, je cherche ma mère. Vous ne l’auriez pas rencontrée par hasard ?
Devant lui, l’homme restait assis, la tête entre ses genoux. Il semblait victime d’une terrible affliction. Il psalmodiait des propos inaudibles. Pierre approcha sa main. Il tentait un contact. Au lieu de toucher le corps de l’homme, ses doigts traversèrent sa chair et ses os, soudain devenus intangibles, spectraux.
- Monsieur, vous m’entendez ? À cet instant, l’homme releva la tête et regarda en face de lui. Il n’avait rien entendu et agissait comme bon lui semblait. Il avait deux gouffres noirs obsidienne en lieu et place de ses yeux. Monsieur ? insista le jeune homme.
L’estomac de Pierre se noua d’angoisse. Il était seul, irrémédiablement seul dans un monde qui ne tenait pas ses promesses. Sa mère, sa chère mère, le centre de son existence, s’était évanouie… Pierre était irrémédiablement seul, abandonné. Sa quête était vaine. Il réalisait à présent qu’entre les vivants et les morts, la frontière n’était pas un vain mot. Il était certes passé de l’autre côté, mais il était vivant, bien vivant !
En ce lieu déserté par la vie, seuls les défunts perçoivent l’essence de la réalité. Ils font un avec elle. Pour eux, le brouillard est limpide, le moindre recoin de ce monde étrange leur appartient. Les rouages de leurs machines ne s’usent jamais, car chaque décès leur apporte leur lot de lubrifiant. Quant aux maisons et autres bâtiments, ils sont tous clos comme des tombes. Des larmes de désespoir s’amoncelèrent sur les bords inférieurs de ses paupières. Je suis perdu, se dit-il. Perdu ! Elle ne m’a jamais expliqué comment revenir en arrière. Il regarda le ciel. Il était recouvert d’un linceul de grisaille lumineuse. Des lumières se réverbéraient dans les anfractuosités de la perception. Elles étaient toujours déviées, reflétées, réfléchies, jamais directes. Où donc allait-il trouver une surface sur laquelle recommencer l’opération à l’envers ? Il se précipita en direction d’une bâtisse en contrebas. Il tenta d’en ouvrir la porte d’entrée. Cette dernière n’était pas seulement fermée, elle avait fusionnée avec le reste de la maison. Ce n’est pas possible ! s’exclama Pierre avec horreur… Comment allait-il échapper à ce nouvel enfer ? Et puis, à quoi bon chercher sa mère à présent, alors qu’il était désormais certain que jamais, non jamais, il ne la reverrait, sans doute jamais de son vivant ? Il était seul, seul en compagnie d’un peuple qui ne voyait ni sentait sa présence. En entrant dans cet ailleurs de la vie, il était littéralement devenu un étranger en terre étrangère, un intrus. Lui qui avait toujours été accompagné et choyé, il se retrouvait dans une inaliénable solitude, prisonnier d’un monde avec lequel il avait conversé toute son existence sans pour autant en toucher l’essence. Il s’était métamorphosé de témoin en victime. Son regard balaya le paysage qui s’ouvrait devant lui. Un sourd sentiment d’angoisse l’étreignit. Par réflexe, il se mit la main sur l’estomac, et constata qu’il n’avait pas faim. Il s’examina intérieurement. Non, il ne ressentait aucun besoin pressant. Entre les falaises de son désespoir, Pierre se sentit soudain bien, trop bien peut-être ? Il ne désirait plus rien demander, plaider ou exiger. Il était, à présent, empli de rien et ce rien occupait l’espace entier de son désir. C’était là un sentiment nouveau pour lui. Le jeune homme esquissa un sourire de satisfaction avant d’inspirer longuement quelques volutes de brume fantomatique. L’air avait un léger goût de cendres…
… Pendant, ce temps, à l’Hôtel de police, l’inspecteur remontait les marches qui le menaient à son bureau au premier étage. Il mâchait une bouchée de son jambon-beurre-cornichons. Il tapa son code à l’entrée de son étage. La porte s’ouvrit. Il entendit des rires lointains. Le service était toujours aussi animé. Il se dirigea d’un pas alerte en direction de son bureau. La porte était ouverte, comme il l’avait laissée. Il entra. Le bureau était vide. Dufour se retourna d’un geste rapide. Son cœur s’emballait. Bon sang ! Il est passé où ? Il ressortit aussi sec de son bureau et cria :
- Les gars, j’ai un prévenu qui s’est échappé !
Ses collègues débouchèrent l’un après l’autre de leur bureau respectif, le visage interrogatif. Personne ne pouvait s’échapper et pourtant, c’était là une évidence, Pierre Pilot n’était nulle part. Il avait disparu sans laisser de trace. Un collègue compatissant s’approcha de Dufour et lui posa une main sur l’épaule.
- J’espère au moins que tu as sa déposition ?
- Tu fais chier ! Je n’ai pas eu le temps de la lui faire signer. Ah, fait chier ! Il était hors de lui. Il avait à présent deux affaires à régler, un meurtre et la disparition du meurtrier.
- Ça va barder pour ton matricule ! surenchérit son collègue avec un sourire pincé.
- Ça va, ça va ! Tu ne crois pas que l’on n’a pas déjà assez d’emmerdes pour que tu en rajoutes ?
- Si, mais qu’est-ce que tu veux ? On ne l’a pas vu ton pékin.
- C’est bon, laissez-moi, maintenant. Je vais voir.
- - T’es sûr ?
- Oui. C’est mon affaire…
Dufour retourna dans son bureau. Tout était à sa place. Il y avait juste ce verre en plastique, maculé de sang coagulé. L’inspecteur le souleva avec un stylo. Il ne fallait pas qu’il y mette ses empreintes. Il regarda à l’intérieur en transparence. D’abord, il ne vit que des croutes de sang, puis soudain, au détour d’un reflet, des figures diaphanes se dessinèrent. Des visages et des corps décharnés dansaient sur les courbes du verre. Dufour cligna des yeux, incrédule. Il fit le tour de son bureau, ouvrit le tiroir de droite. Il en retira un sac en plastique dans lequel il glissa le verre.
- Une pièce à conviction, c’est déjà ça ! se dit-il.
Mais il n’y croyait pas tant que ça. Dufour était à la fois vexé, énervé et troublé. Il ignorait ce qui allait se passer dans les prochaines heures, mais une chose était sûre, il ne survivrait peut-être pas à l’enquête des bœufs-carottes. Angoissé par ses nouvelles perspectives de carrière, il se sentit envahi par un sentiment étrange. Il souleva le sac de plastique et le regarda à nouveau en transparence. Il y avait quelque chose, il en était certain. Mais quoi ? Peut-être devra-t-il attendre ses vieux jours pour en savoir plus ? Mais si les choses s’envenimaient, peut-être serait-il temps de… Oui peut-être pourrait-il, à son tour, tenter l’impossible, passer de l’autre côté ? Il refoula aussitôt cette pensée dans les oubliettes de sa psyché. Il n’avait guère le choix que d’affronter les conséquences de sa désinvolture. Un nœud d’angoisse s’installa au creux de son estomac. La présence de ce verre fatidique avait, finalement, quelque chose de rassurant. Ses pensées vagabondes erraient entre les registres du possible et de l’impossible.
- Après tout, se dit-il, il n’y a pas urgence. Rien n’est encore joué. On verra ce que dira demain, et j’aviserai.
L’inspecteur se redressa alors sur son fauteuil et glissa, d’un geste rapide, le sac et son contenu dans un tiroir qu’il ferma à clé.
- On ne sait jamais !
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