* “Encore un(e) qui mort la poussière” (proverbe anglais)
16H07
CHEVILLES ET POINGS LIÉS AUX BARREAUX DU LIT, les
membres ankylosés et des escarres sous chaque cuisse, Mia attendait qu’il en
finisse. Elle l’espérait de toutes ses forces, du moins celles qui lui restaient.
Son cuir chevelu la faisait encore souffrir. Il avait dû lui arracher plusieurs
mèches pendant le supplice de la chaise. Maintenant elle avait froid, faim et
encore l’envie de pisser. Curieusement donc, son corps obéissait à ses
impératifs naturels comme si de rien n’était. L’horloge digitale de son radio
réveil faisait de même. Si seulement il avait laissé la radio allumée, son
calvaire aurait été plus facile à endurer. Les draps, maintenant trempés
d’urine, de sang et de sueur, lui glaçaient l’échine. Pas étonnant que les bébés
braillaient autant lorsqu’ils avaient les fesses mouillées.
Ses plaies les plus superficielles avaient toutes séché. La sève d’aloès
qu’il avait soigneusement passée sur ces dernières avait bien fonctionné. Cela
dit elle pouvait encore sentir les contours brûlants du fer à repasser qu’il avait
appliqué contre son flanc et ses voûtes de pieds.
Elle le vit traverser la pièce en direction de la salle de bains, d’où il
ressortit un objet à la main, avant d’aller dans la cuisine. Là, elle entendit
différents bruits : un frigo et des tiroirs qu’on ouvre, des couverts qui
tombent au sol, des cris et des jurons en anglais. Puis il apparut dans
l’encadrement de la porte : un rictus aux coins des lèvres, une cannette de
bière dans la main droite, un fer à lisser dans la gauche.
08H00
I will never be untrue. Do anything you want me to. Never stay out
drinking no later than two, two thirty. I will never treat you mean. I won’t
cause no kind of scene. Tell you all the people, all the places I have seen. I will always treat you kind...
La rengaine de Morrison réveilla Mia en douceur. Encore fatiguée, elle décida de traîner encore un peu au pieu en écoutant d’une oreille la
programmation de Nova. Elle repensa à sa dispute de la veille. Avait-elle
raison de s’entêter de la sorte ? Franchement il était peu probable que ses
sentiments eussent pu changer quoi que ce soit à la maladie dont souffrait son
homme. Si tant est que cela ait été une maladie. Tout le monde n’avait eu de
cesse de la mettre en garde. Son père semblait le plus inquiet à leur sujet. Peu
importe, elle restait convaincue que son couple survivrait à tout. William
guérirait à force d’analyses ou de neuroleptiques, ou des deux. Tout serait
enfin pour le mieux dans le meilleur des mondes, comme elle aimait à se le
répéter depuis qu’elle avait lu Candide au lycée.
Plus de deux ans déjà. Jamais une relation avec un homme plus âgé
n’avait autant duré. Cela dit à la différence de tous les autres ou presque,William, lui, n’était pas marié lorsqu’ils s’étaient rencontrés. Pourtant hier, pour la première fois, et l’espace d’un court instant, elle avait vraiment
flippé : elle s’était persuadée qu’il pouvait s’en prendre à elle et la brutaliser.
Ses yeux étaient exorbités, ses veines de bras et du front prêtes à péter, et il
n’avait jamais employé devant elle un langage aussi châtié. Mia n’aurait pas
dû lui avouer sa liaison passagère avec le voisin pakistanais. Elle aurait
mieux fait de la fermer, pour le protéger. Il était déjà trop fragile pour
affronter la réalité, alors la vérité… Éprouvant subitement le besoin de le voir,
de lui parler, Mia décida de sortir de son lit et d’appeler son homme, mais
pas avant d’avoir bu son bol de café et respecté la règle des trois C. En fond,
Nova entonnait maintenant Lou Reed et son Perfect day.
09H08
« … Une fois votre message enregistré, vous pouvez raccrocher ou
taper dièse pour le modifier…
– Will, it’s me, Mia. I’m sorry, really sorry. Where are you?... I’ve
fucked up. I didn’t want to cheat on you. I mean it... Call me, please. Come
here. Let’s have a coffee or a beer... I do love you, honey... Call me as soon
as you can... See you. »
09H51
Mia sursauta tant et si bien que son crayon khôl faillit lui crever l’oeil
droit. On n’avait pas idée de tambouriner à la porte de la sorte. Elle fixa
brièvement son reflet dans le miroir de la salle de bain, s’étonnant du drôle
d’aspect que lui donnait son visage à moitié maquillé. Elle pensa à Orange
mécanique et fit un clin d’oeil à son reflet. Cela faisait une éternité qu’ils
n’avaient pas organisé de soirée ciné. Mia revint à elle : William, puisque ça
ne pouvait qu’être lui, allait bientôt défoncer sa porte et encore une fois
ameuter les voisins et les commerçants du quartier. Elle prit une profonde
inspiration et alla ouvrir au forcené.
Elle faillit ne pas le reconnaître. Sur le palier trônait un type mal rasé et
débraillé, qui se contenta de la bousculer avant d’entrer. Planté au milieu du
salon, le regard dans le vague, l’échine courbée, William ressemblait à un
vieux pantin désarticulé. Mia le prit gentiment dans ses bras et le guida
lentement jusqu’au canapé, comme s’il s’était agi d’un aveugle ou d’une
personne handicapée.
Avant qu’ils n’aient pu échanger un mot, le téléphone sonna. Mia alla
répondre. De l’autre côté du fil une voix affolée essayait tant bien que mal
d’articuler des sons français. Annie, la tante de Will. Mia la reconnut de suite
à cet accent si particulier dont elle ne s’était toujours pas débarrassée après
quinze années passées sur le sol français. Sans quitter son homme des yeux,
elle ne prononça pas le nom de son interlocutrice, mais lui murmura de se
calmer. William se leva et se dirigea machinalement vers la chambre à
coucher. Heureuse initiative qui permit à Mia de parler en toute liberté.
Entre deux sanglots, Annie lui expliqua que Will avait débarqué chez
elle la veille au beau milieu de la nuit, qu’il s’était comme machinalement
dirigé vers la chambre de Suzy et qu’il avait essayé d’étrangler la petite avec
une rallonge électrique. Les hurlements de la gosse avaient suffi à l’arrêter. Il
s’était ensuite accroupi au pied du lit et avait pleuré, avant de décamper en
claquant violemment la porte d’entrée. Tout s’était passé très vite. Trop vite.
Elle était encore tellement choquée qu’elle n’avait pas pris le temps de
contacter la police ou les services psychiatriques. Elle souhaitait d’abord
s’assurer que tout allait bien de son côté, que personne d’autre n’avait été
agressé.
Mia s’était assise à même le sol et essayait de digérer ce qu’Annie
venait de lui dire. Elle reprit le combiné et ses esprits et avoua à Annie que
Will était rentré. Certes, il avait un air étrange, désemparé, mais il paraissait
calme malgré tout. Qu’elle ne s’inquiète pas outre mesure, tout allait
s’arranger. Elle s’occupait de tout. Elle contacterait le docteur Rouquier sur
son mobile après avoir parlé à Will. Elle raccrocha le combiné alors
qu’Annie était encore en train de parler, puis le déposa sur le côté. Il y avait
un an de ça qu’elle n’avait pas parlé en personne au psychiatre de Will. La
dernière fois, c’était parce que ce dernier se mettait systématiquement en
colère dès qu’elle s’asseyait sur le siège passager de sa caisse. Il persistait à
lui dire que c’était la place de son ombre et que nul n’avait le droit de s’y
installer, au risque d’écraser cette dernière.
Mia alla dans la chambre. Les portes de la baie vitrée étaient grandes
ouvertes. Pas de trace de Will. Elle s’avança de quelques pas et n’eut pas le
temps de se retourner que celui-ci l’assomma avec l’une des statues en bois
de Bali qui trônait de part et d’autre de son lit. Il se saisit de Mia par les
cheveux et la tira à travers la pièce. Sortant des câbles électriques de sa poche
de treillis, il la ligota à une chaise.
13H33
William hésitait. D’un côté il regrettait d’avoir autant amoché sa belle.
Pourquoi diable l’avait-il autant frappée ? Lorsqu’il la regarda à cet instant-là,
il ne voyait plus qu’une jeune femme désirable, avec laquelle il aurait été
facile, peut-être même agréable, de passer sa vie voire de fonder une famille.
D’un autre côté, il ne pouvait s’empêcher de s’imaginer lui trancher la tête
pour l’empaler sur un manche à balai. Bloody female, fucking idea.
L’ensemble aurait donné un bâton magique de rêve. Cette vision lui procura
une impatience jouissive, comme à chaque fois qu’il s’apprêtait à engloutir
son plat favori. William avait toujours été fasciné par les têtes coupées. C’est
d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles il aimait tant les contes japonais
qui en comptaient bon nombre et les baptisaient Nukekuki. Will avait
toujours eu un faible pour l’onomastique japonaise. Adolescent, il s’était juré
qu’un jour il donnerait un nom japonais à ses enfants ou à ses animaux
familiers s’il en avait.
Il marcha ensuite d’un pas alerte vers le placard de l’entrée, l’air
satisfait. Son trésor, caché quelques jours auparavant, était toujours en place.
Il sortit deux immenses sacs de toile contenant des branches de hêtre, un
rouleau de Gaffer, un petit fer à repasser, une boîte de Mandrax entamée, un
paquet de fleurs séchées, une tondeuse à cheveux, une petite pelle métallique,
un sachet de dagga, un autre de tabac à rouler, un tube de gouache et un
grand thermos à café.
17h55
N’osant plus hurler à l’aide, Mia vit William s’asseoir auprès d’elle. Il
dissimulait quelque chose dans son dos, des deux mains. Qu’allait-il donc
encore inventer ? Sans connaître la nature de l’objet, son vagin se remit
instinctivement à brûler. La peau de son entrecuisse était encore à vif et ses
lèvres enflées depuis le supplice du fer à lisser. William brandit alors une
petite hache sous son nez. Cette fois-ci elle ne put s’empêcher de lâcher des
plaintes désespérées, se tordant comme une anguille tout juste pêchée. Pour
la énième fois, elle s’efforça d’abord de prendre sa voix la plus suave pour le
raisonner. Puis, les portes de la baie vitrée étant toujours ouvertes, elle crut
bon de réessayer d’alerter les badauds du quartier, avant de poursuivre des
cris inaudibles et inarticulés. Elle ne devait ni ne voulait plus en avoir pour
longtemps. William posa la petite hache sur le rebord du lit et plaqua ses
mains contre la bouche de Mia. Il fulminait.
“Shut the fuck up! Don’t you understand? I’m HER prophet. I’m going
to kill you and, then, I won’t fear anything anymore, neither females nor
death itself. I’ll be immortal and, finally, SHE will be pleased and proud of
me...”
Il sortit son rouleau de scotch et l’appliqua autour des lèvres de Mia,
faisant plusieurs fois le tour de sa tête, laissant à peine d’espace sous son nez
pour respirer. Comme elle se débattait trop et essayait de le mordre, il
l’assomma avec le manche en bois de sa hache. Six ou sept fois, dans la seule
tempe droite. Il leva ensuite son arme et fit mine à plusieurs reprises de la
décapiter. Mais la vue du sang coulant sur l’oreiller puis sur ses pieds le fit
reculer. Il se ravisa. Mieux valait attendre le réveil de Mia : le rituel perdrait
tout son sens si la victime n’était pas parfaitement consciente de son martyr
et de l’honneur qui lui était fait. Soudain, une odeur immonde lui assaillit les
narines : par réflexe, les intestins de Mia venaient de se vider. Il ne pouvait
décemment pas continuer dans de telles conditions. L’urine passait encore,mais ça… Un jour il avait lu dans un bouquin sur les rites shintô du folklore japonais que les Japs avaient encore inventé un joli mot pour désigner toutes
les semences corporelles impies qui constituaient pour eux une honte
physique et morale – sang, sueur, merde et sperme compris. Ils appelaient ça
des tsumi et parlaient d’opprobre. Par contre, William ne se rappela pas si ce
nom, qu’il ne connaissait pas auparavant, était du genre féminin ou masculin.
Le phénomène n’était pas nouveau. Il n’avait jamais eu de mémoire. Au
lycée son professeur principal, un prof de Français, s’était même permis de
dire à son propos, en plein conseil de classe, qu’il avait touché le fond mais
qu’il creusait encore. Cette petite blague douteuse qui avait tant fait rire ses
collègues et les délégués lui avait coûté ses pneus, son labrador et son
chartreux.
William revint à lui et décida de retirer les draps souillés, qu’il jeta en
boule à l’autre bout de la pièce. Après avoir lavé le corps de sa femme, il fixa
ce tas. Peut-être était-il préférable de s’en débarrasser. Mia étant toujours
inconsciente, il avait largement le temps d’enterrer le tout au fond du jardin
avant le coucher du soleil, qui n’allait maintenant plus tarder.
Une fois le trou creusé et remblayé, William aperçut par-dessus la haie
un garçon de café en train de tirer furieusement sur sa dernière clope de la
journée, avant que ne commence son service de soirée. Les rues étaient
relativement animées. De loin, le serveur lui fit un signe de tête. William
hocha poliment la sienne, sourit, puis se rappela à quel point il était occupé.
Il n’avait pas de temps à perdre en politesse sociale, chose pour laquelle il
n’avait de toute façon jamais été très doué.
Cependant le serveur lui avait donné envie de fumer. Il alla chercher
son tabac à rouler, son dagga et un comprimé de Mandrax. Profitant des
derniers rayons de la journée, il s’assit en tailleur dans le gazon et se roula un
joint qu’il fuma nerveusement. Son pote sud-africain avait raison : la
Méthaqualone améliorait considérablement les effets de la marijuana. Un
quart d’heure plus tard, il sentit l’euphorie le gagner, ses doigts et ses orteils
s’engourdir, son rythme cardiaque se calmer. Loin d’en avoir terminé avec
Mia, il se releva pour achever sa mission. Sa mère revint alors hanter ses
pensées. Une femme solitaire et féroce, sa mère, mais un être formidable et
juste avec ça. William se demanda comment elle aurait jugé Mia. En bien,
certainement, malgré son incartade avec le Paki d’en face. Tout était de sa
faute, à lui et à lui seul. Cela faisait déjà plusieurs mois que ce foutu épicier
tournait autour d’elle. C’était la raison pour laquelle Mia restait encore assez
pure pour mériter ce qui l’attendait.
Will revint dans la chambre. Il passa devant la psyché devant laquelle
Mia aimait tant se contempler, et il eut subitement peur de son reflet. Tout à
coup, sous l’effet du Mandrax peut-être, il se mit à cogner sévèrement la
glace. Puis il fit de même devant tous les miroirs de l’appartement, jusqu’à ce
que ses mains ne soient plus qu’une douloureuse bouillie de chair ensanglantée. Ses mains lui faisaient atrocement trop mal. Quelle buse, s’être
atrophié de la sorte aussi prêt du but ! Il n’était plus question de tuer Mia à la
hache maintenant. Heureusement, il y avait le plan B.
19h36
Revenue à elle, Mia fut cette fois terrorisée par les flots de sang qui
semblaient s’être déversés dans la pièce. Elle entendit à nouveau son portable
sonner en sourdine quelque part dans le salon. Plusieurs fois. Qui qu’elle soit,
la personne s’acharnait. C’était bon signe. Elle reprit espoir.
20h11
Will déposa les branches d’arbre sur le corps de Mia puis le recouvrit
de fleurs séchées. Il s’était bandé les mains jusqu’aux poignets, tondu les
cheveux, rasé la barbe naissante et maquillé les yeux au khôl noir. Ses avantbras,
eux, étaient peints en vert. Will marmonnait que ces branches et ces
fleurs symbolisaient les rameaux qui devaient permettre à son âme de
parvenir jusqu’à Yokiané. À moins qu’il ne se soit agi de Yoki Oné ou Yuki
Oné. Mia n’avait pas la moindre idée de ce dont il parlait ni de qui il parlait.
Peu importe sur quoi ou qui il délirait, William était en pleine transe et rien
ne pouvait plus l’arrêter.
Il ressortit son couteau de cuisine et se remit à lui lacérer les membres
de façon moins superficielle que la première fois. Il insista plus
particulièrement sur les jambes en y dessinant des motifs plus ou moins
concentriques. Il lui présenta ensuite le thermos à café. Pendant un laps de
temps qui parut durer des plombes il baragouina d’autres paroles, celles-là
totalement incompréhensibles. Puis il vida délicatement le contenu du
thermos sur le torse de la jeune femme, n’oubliant pas d’en réserver pour le
sien. De l’essence. William répartit au mieux le liquide poisseux avec ses
doigts le long du torse de Mia et du sien. Il entonna juste après sa chanson
d’enfance préférée : “I’m bringing home a baby bumblebee. Won’t my
mommy be proud of me? I’m bringing home a baby bumblebee, Ouch! It
stung me!”
20h43
De l’autre côté de la porte, le père de Mia hurlait à en dégueuler sa
gorge sur le paillasson de l’entrée. Quelques piétons le regardaient de travers
et faisaient des écarts pour éviter de passer trop près. Depuis l’appel d’Annie,
il n’était pas parvenu à se calmer. Mia avait dû mal raccrocher son téléphone
fixe. Elle n’avait pas non plus décroché son mobile de toute la journée.
Croyant entendre une voix, il renouvela ses appels. Il décida d’enfoncer la
porte. Heureusement que dans ces banlieues urbaines modernes, les appartements bon marché faisaient autant d’économies de matériaux : les
gongs ne tardèrent pas à céder. L’épicier sortit voir ce qui se passait : il
resta sur le trottoir d’en face et décida d’appeler la police. Mieux valait,
semble-t-il, ne pas trop approcher ce forcené.
Le brouhaha était tel que William n’arrivait plus à se concentrer. Il jeta
violemment le briquet qu’il tenait à la main à l’autre bout de la pièce, se
saisit de son couteau de boucher et alla voir ce qui pouvait bien se passer.
Planté devant la porte d’entrée, il la vit se fendre. Une jambe d’homme passa
outre et se coinça entre les planches éventrées. L’homme cria. Sans réfléchir,
William paniqua. Il paniqua tant et si bien qu’il se mit à planter son couteau
dans cette chair inconnue. Une fois, puis cinq, puis dix, puis vingt peut-être.
Le père de Mia, stupéfait, manqua de s’évanouir de douleur. Derrière
lui la sirène des flics retentit. Une fois garés, quatre poulagas sortirent de leur
bagnole et s’approchèrent du paternel, en le sommant de se retourner. Ne
parvenant ni à articuler ni à libérer sa jambe ou du moins ce qu’il en restait, il
sentit soudain deux seringues se planter dans son dos. Une immense
impulsion électrique parcourut tout son corps. Pris de convulsion, il se
paralysa puis perdit connaissance.
De l’autre côté, William était désemparé. Il se retourna et constata à
quel point les murs et les meubles étaient maculés de sang. Puis il eut un
moment d’égarement : il oublia où il était et ce qu’il y faisait. Il s’éloigna de
la porte de quelques pas, juste avant de l’entendre voler en éclats. À peine
eut-il le temps de se retourner qu’il vit surgir des policiers, lui hurlant de
poser son arme. Ces types avaient un air féroce, proche de celui que prenait
sa mère lorsqu’il avait fait une bêtise ou lorsqu’il ne voulait pas en faire avec
elle. William ne lâcha pas son arme et leur lança un de ses “Piss off you
pigs!” dont il avait le secret.
Pull your socks up, man. Pull your fucking socks up… Mais William ne
parvenait pas à rassembler ses idées. Les hommes en bleu beuglèrent à
nouveau et levèrent cette fois en sa direction de drôles de pistolets en
plastique, noirs et jaunes. Noir et jaune : les couleurs de bumblebee. Cette
image rassura Will. Sa mère lui avait expliqué qu’il n’y avait rien à craindre
des bourdons. Contrairement aux guêpes, ils ne piquaient que lorsqu’ils se
sentaient vraiment menacés. Et encore, à l’instar des moustiques, seules les
femelles possédaient un dard à même de lui faire du mal. Will resta donc
immobile, comme sa mère le lui avait conseillé. Il fixa les bourdons et leur
sourit, son couteau toujours en main au cas où. Mais ces insectes devaient
être différents de ceux qu’il connaissait car il vit bientôt en sortir de longs
filaments argentés qui se plantèrent dans sa poitrine. Les filaments ne
tardèrent alors pas à se changer en flammes. Des flammes apparues de nulle
part, qui lui léchèrent les mains, les bras, le torse et le reste. En face, les flics
étaient abasourdis, réduits à l’impuissance par ce spectacle pour le moins
inattendu d’une torche humaine.
William, en feu maintenant, s’échappa en direction du jardin. Deux des
flics le poursuivirent, en se contentant de jeter un oeil incrédule en direction
de Mia. Les deux autres restèrent figés devant la jeune femme, qui pleurait.
Le premier resta auprès d’elle et la détacha de ses liens, en lui assurant
que tout irait pour le mieux maintenant. Lui aussi devait avoir lu Voltaire au
lycée.
L’autre s’empara d’un plaid qui jonchait le sol et courut dehors pour en
recouvrir le corps de Will. Les trois seules choses que ce dernier perçut avant
de défaillir furent l’odeur de Mia, le mégot du joint qu’il avait fumé trôner
dans l’herbe et la sirène de l’ambulance qui arrivait.
TROIS MOIS PLUS TARD
William R. Truder fut incarcéré à la Maison d’arrêt, interrogé et
immédiatement jugé après sa sortie des soins intensifs. Il fut satisfait de la
sentence : cinq ans de prison, dont deux fermes. Si seulement il n’avait pas
poignardé son beau-père et essayé d’immoler Mia, s’il s’était simplement
contenté de la torturer toute la journée, il s’en serait sorti avec seulement
deux mois d’emprisonnement et dix de sursis.
Deux ans, voire moins. Il y survivrait, d’autant que l’avocat qu’on lui
avait commis d’office et l’expert psychiatrique avaient affirmé d’une même
voix que son « discernement n’avait pas été aboli, juste altéré ». En somme il
n’était pas fou et cette seule pensée suffisait à le rassurer. Ne pouvant plus
rester dans le département, il devait par contre réfléchir au plus vite aux
différentes options qui s’offriraient à lui une fois libéré.
DEUX ANS PLUS TARD
À sa sortie de prison, William était transporté et transformé. Il venait
de passer les deux années les plus passionnantes de son existence. Les
différentes personnalités qu’il avait rencontrées et les innombrables histoires
qu’il avait entendues de la bouche des prisonniers l’avaient toutes excité. À
part peut-être celles du pédophile de l’aile ouest. Jamais il ne s’en prendrait à
des gosses, lui. Mais il se souviendrait toute sa vie de l’histoire du mec qui
avait dépecé sa femme, encore vivante, parce qu’elle l’avait trompé, et de
celle de ce fonctionnaire Strasbourgeois qui avait carbonisé l’un de ses
collègues avant de planquer son corps dans la cave d’un immeuble de cité. Et
ce type dans l’Héraut qui avait réussi à tuer trois gonzesses sans se faire
prendre, avant qu’un voisin trop curieux ne découvrît leurs os dans un puits !
Et tous ces crimes en série sur lesquels ses voisins de cantine étaient
intarissables et dont lui-même n’avait jamais entendu parler ! Ces mecs
étaient à l’origine de véritables hécatombes. Des dieux, en somme.
Malgré sa mauvaise mémoire, William avait retenu quelques noms et il
avait même appris de nouveaux mots de vocabulaire, ce qui n’était pas pour
lui déplaire : Ed Kemper, Californie, « anthropophage » et « nécrophile »,
assassin d’étudiantes prises en stop, John Wayne Gacy, Chicago, trente-trois
adolescents, Gary Ridgway, quarante-huit meurtres avoués, Randy Kraft, Los
Angeles, enfance sans histoire, trente-sept meurtres sur soixante et un
planifiés, Henry Lucas, au moins cent cinquante et son amant Ottis Toole une
bonne centaine, sans compter les noirs. En fait tous ces gars avaient réussi là
où lui avait échoué. Non pas parce qu’il s’était fait prendre, mais parce que
cela avait eu lieu avant même qu’il n’eût pu achever ou plutôt commencer
son oeuvre. Il se promit que la prochaine fois il s’y prendrait autrement.
Primo ne s’en prendre qu’à des inconnus. Le pointeur de l’aile ouest
lui avait donné plusieurs tuyaux pour bien faire, pour repérer sans se planter
les meilleures victimes, c’est-à-dire les plus faibles : « tâche de n’jamais
t’faire repérer. Faut t’fondre dans la masse. Dégote-toi une piaule, une
bonasse, un taf peinard : chauffard de car, plongeur ou ouvrier. Ensuite tape
chez les vioques, les femmes seules ou les putes. Évite les grandes gigues et
les grosses. Ah oui, j’oubliai, quand tu pars en chasse, regarde bien ceux ou
celles qui marchent dans la rue les yeux baissés, ceux qui n’ont pas leurs bras
et leurs jambes synchronisés ». Une démarche « asynchrone » qu’il disait
était l’un des meilleurs signes de faiblesse à exploiter. Deuxio, arrêter les
cocktails sud-africains qui lui mettaient la tête en vrac. Tertio, être moins
sadique parce qu’au final il avait perdu trop de temps à jouer avec sa poupée.
Or non seulement sa mère lui rabâchait que les garçons ne jouaient pas à la
poupée, mais elle répétait souvent que le temps était ce qu’il y avait de plus
précieux sur cette Terre. Citant Bouddha, elle ajoutait même dans son infinie
sagesse que « le temps est grand maître, le problème est qu’il tue ses élèves ».
Méditant cette bonne parole, Will se roula une clope. Une phrase lui
vint alors en tête : “Better luck next time”.
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