- Il va bien falloir que vous me parliez pourtant.
Muet. Je n'arrive pas à faire sortir le moindre son de ma bouche. Plus capable d'aucune expression non plus. L'horreur. Les images sont encore trop présentes dans ma tête, et mon corps, endolori de ses dernières heures passées à ne rien faire d'autre qu'essayer de comprendre. Pourquoi elle ? Comment ? Qui ? Des centaines de questions s'entrechoquent sans répit dans ma tête, rendant mon mal de crâne de plus en plus insupportable. Le temps défile différemment depuis ce matin. Je flotte dans une dimension inconnue, proche de l'enfer, dans laquelle mon âme prend un malin plaisir à entrer et sortir de ma tête à sa guise, dansant tout autour de mon corps inerte, se délectant du spectacle que nous donnons dans cette minuscule et sombre pièce. Assis sur une chaise en formica froide et inconfortable, mes bras privés de leur force reposent sur une table tout aussi inhospitalière et métallique, envahie de tas de dossiers qui dégueulent chacun, des dizaines de feuilles de papier de part et d'autre de leurs rabats. De mes yeux secs, je fixe un point qui n'existe pas. Mon regard transperce sans gêne l'individu installé en face de moi qui, de temps en temps, essaie de me sortir de ma torpeur.
- Souhaitez-vous un café ?
Un café ? Je n'en saurais plus apprécier le goût. Seul celui du sang fait désormais la loi sur mes papilles. Mes narines sont gonflées d'une odeur de rouille entêtante. L'air que je respire maintenant brûle mon thorax qui n'enferme plus qu'un coeur qui ne sait plus pourquoi il bat. Je lutte pour essayer de répondre à ces questions qu'on me pose d'une voix pourtant douce et patiente depuis mon arrivée, mais je ne sais plus comment on fait fonctionner les muscles de la phonation. Je ne sais plus dans quel ordre prononcer les mots. Je suis vide, aphasique.
Combien de temps s'est écoulé depuis mon réveil ce matin, je l'ignore. J'aimerais n'être jamais sorti de mon sommeil. En ouvrant les paupières, je me laissais éblouir par les rayons de soleil qui pénétraient déjà fortement dans notre chambre. Tous les matins depuis le début du printemps, il inondait de lumière la chevelure dorée de celle qui faisait mon bonheur jour après jour, depuis plusieurs mois. Il avait l'habitude de dessiner chacun des contours et des courbes de son corps que j'aimais suivre lentement du bout des doigts. Je refermais alors les yeux et me laissaient guider sur ce chemin de chair, pulpeuse et douce, généreusement attractive, inlassablement. Apprenant jusqu'à l'épuisement la moindre de ses formes gourmandes, je me plaisais à m'imaginer les reproduire sans aucune fausse note sur une feuille d'air.
Lorsque j'ai ouvert les yeux ce matin, il m'a fallu quelques instants pour prendre conscience du cauchemar que le soleil, comme un complice hilare et fou se réjouissant de la scène, mettait en lumière avec orgueil. Un cahot effroyable régnait dans la chambre, et une couleur que je m'efforçais consciemment d'ignorer dominait sur toutes les autres : mon regard fut alors irrésistiblement attiré par d'énormes tâches de sang luisant, qui tapissaient les murs. Une odeur âcre finissait d'exacerber mon malaise grandissant et me provoqua soudainement une nausée violente. Allongé à mes côtés, le corps froid et ensanglanté de ma si jolie femme.
Que s'est-il passé ensuite ? Le déroulement de cette découverte macabre et déchirante n'est plus qu'un amas puant de souvenirs vagues, rouges et malodorants. J'ai froid. Je transpire. Je frissonne. Je suffoque. Ma beauté, mon ange. Ses cheveux blonds et ondulés sont recouverts de sang. Son visage est pourtant tranquille, presque rassurant. J'ai peur. Je vomis. Sa chair est partiellement déchirée et de profondes entailles couvrent son corps qui gît dans une flaque sur laquelle je suis également, à présent. Ma main moite et tremblante cherchant à tâtons sur sa peau glacée le moindre souffle de vie. Mes doigts plongeant machinalement dans ses cheveux collés et emmêlés. Je pleure maintenant. Sans bruit. Plus aucun son ne sort de ma bouche ouverte dans laquelle tombent mes larmes mêlées de morve. Seule la douleur m'assourdit.
- Tenez, prenez ça.
Le commissaire me tend une boîte de laquelle je saisis un mouchoir. Je pose mes yeux sur son visage. L'effort est immense mais je parviens à lâcher un "merci" entre deux hoquets. Je soupire et le regarde fixement. Cet homme a l'air très doux.
- Ah, enfin un son ! vous pouvez donc parler, cela me rassure un peu.
Il esquisse un faible sourire puis reprend. "Je sais que cela vous est pénible, mais je dois savoir ce qu'il s'est passé, vous comprenez ?"
Je hoche la tête. Je sais. Moi aussi, je veux savoir ce qu'il s'est passé. Je veux tenir le salaud qui a tué l'amour de ma vie, qui l'a très certainement fait souffrir, a déchiré son superbe corps sublime et plein de vie. Mon amour, ma fée. Petit à petit, mes larmes douloureuses font place à la haine qui crispe mon visage.
Lentement, je commence à décrire comme je peux l'effroyable scène du matin. Nos corps nus souillés par son sang. Le sien, atrocement lacéré. Son sang sur les murs, son sang sur le sol, son sang... Le commissaire écoute attentivement et profite de mes soupirs pour prendre des notes. Il n'a pas vraiment l'air bouleversé par ma description mais je n'y accorde pas d'importance. Je ne souhaite désormais que m'en prendre à l'ordure qui a gâché ma vie à tout jamais.
- Nous sortions très peu ces temps-ci.
- Pourquoi cela ?
Je m'arrête un instant.
- N'êtes vous jamais tombé passionnément amoureux ? Nous étions tellement heureux que nous n'avions plus la notion du temps ! Les seules sorties que nous faisions étaient purement alimentaires. Nous aimions passer des journées entières à rire ou faire l'amour. Je la dessinais beaucoup aussi. Elle adorait poser."
Je marque une nouvelle pause. Je revois parfaitement son sourire, si frais dans ma mémoire, le contours de ses lèvres si sexy. J'entends son rire éclatant, qui berçait mes journées d'un bonheur simple et doux, inégalable. Ma gorge est tellement nouée que la sensation m'est insupportable. Je laisse à nouveau échapper des larmes, à en tarir tout mon être.
- Qui vous voudrez du mal ?
- Je l'ignore. Nous ne fréquentions personne ces derniers temps. Comme je viens de vous le dire, nous passions le plus clair de notre temps dans l'appartement.
Je n'ai plus envie de parler. La nausée me reprend, je ne sais plus où j'en suis.
- Nous pouvons faire une pause si vous voulez. Voulez-vous un verre d'eau ?
J'avale l'immense verre d'eau en quelques gorgées. Je réalise tout d'un coup à quel point je suis déshydraté et je redemande un autre verre. Un autre.
Pourquoi ne me suis-je rendu compte de rien ? Il est vrai que nous avions un peu bu la veille. J'avais ouvert une très bonne bouteille de vin et nous avions longuement parlé. Elle voulait partir en vacances.
- Tu n'es pas bien ici ?
- Mais que tu es bête, bien sûr que si ! Mais ça ne te dirait pas de voyager un peu ? Voir d'autres paysages, s'imprégner d'autres couleurs, écouter d'autres airs, respirer d'autres odeurs...
- Ton odeur me suffit.
Elle m'avait souri. Qu'est-ce qu'elle était belle.
- Tu pourrais me dessiner sur une plage de Méditerranée, sur la terrasse San Marc en buvant un Sprizt .. ou non tiens, on pourrait partir dans la Pyrénées et on se baigneraient à poil dans l'eau glacée des torrents." Et elle riait encore.
- Je suis bien ici. Seul, avec toi. J'aime te savoir à moi.
Puis je l'avais embrassée, longuement, amoureusement. Cette femme me rendait fou. Tout en l'embrassant, je faisais glisser de mes deux mains, d'une parfaite synchronie, les bretelles de sa robe du haut de ses épaules vers ses bras ronds et fermes, jusqu'à la dénuder totalement. Nous avions fait l'amour un long et exquis moment puis nous nous étions endormis enlacés et nus, flottant dans une parfaite béatitude.
- Vous rappelez-vous de notre arrivée ? me lance le commissaire.
- Oui... non. Je ne sais plus.
La soif m'avait réveillée au beau milieu de la nuit. La bouche asséchée par le vin, je m'étais levé dans le noir pour ne pas la réveiller et étais allé chercher une bouteille d'eau dans le réfrigérateur pour la vider jusqu'à satiété. Puis je m'étais blottis contre ce corps rafraîchi par la nuit et m'étais rendormi, d'un sommeil profond.
Le commissaire m'écoutait toujours attentivement. J'aurais imaginé qu'il notât toutes mes phrases sans réagir, trop habitué à voir ce genre de scène dans les films, sans doute. Au lieu de cela, cet homme semblait vraiment prendre le temps de m'écouter et ne notait que lorsque je marquais des pauses. En fin de compte, je m'étais fait de fausses idées sur ce métier que je jugeais totalement asociale.
- J'aimerais rentrer chez moi, dis-je.
- Bien sûr. Mais vous comprenez que nous devons encore parler. Il n'y en a plus pour très longtemps.
Parler, à quoi bon. Ressasser encore et encore mon réveil, ou plutôt le long début de mon pire cauchemar. Je n'ai plus la force d'affronter le souvenir de cette scène d'horreur.
- Vous allez le trouver hein ? Ce salaud ! Ma voix explose. Ce salaud qui me l'a enlevée... enlevée à tout jamais ! Je n'avais qu'elle ! Mais qu'est-ce qu'il nous veut ? Je tuerai cette ordure de mes propres mains. Oui, ça je vous en fait la promesse.
Le commissaire recule, comme pris de panique. Deux autres policiers entre dans la pièce pour essayer de me contrôler. Je ne sais plus ce que je fais à part hurler de douleur dans cette pièce si étouffante.
- Calmez-vous monsieur, calmez-vous, je vous en prie. Nous savons à quel point cela est dur pour vous.
Anéanti et vidé, je laisse les deux molosses m'asseoir de force sur mon siège et tombe comme un poids mort.
- Ecoutez. Nous avons beaucoup progressé. Nous pouvons peut-être arrêter là pour aujourd'hui.
- Ah bon ? un soupçon d'espoir me ramène peu à peu à la raison.
- Oui, monsieur Lénord, vous avez beaucoup parlé, vous devez être épuisé, non ?
- Oui, c'est vrai. Je... je n'en peux plus.
- Nous allons vous raccompagner à votre chambre. Nous reprendrons notre conversation plus tard, vous voulez bien ?
- Plus tard ? mais quand plus tard ? Mon ton trahit de nouveau mon impatience. Je sens les deux gardiens prêts à bondir sur moi au moindre écart de voix et j'ai un besoin vital d'en savoir plus. Il y a dans l'air comme une petite musique rassurante qui m'oblige à tenir. Est-ce qu'ils ont déjà des soupçons sur un tiers ? Je tente de me calmer pour ne pas effrayer mon interlocuteur, pour prendre à nouveau la parole.
- J'ai besoin de savoir. Vous avez progressé sur quoi ? dis-je sur le ton le plus serein que je puisse faire.
- Ecoutez, je pense que vous êtes trop fatigué pour continuer. Je vous promets de nous revoir très vite.
- s'il vous plaît... mes yeux le supplie, ma voix s'étouffe, tout mes muscles l'appellent à l'aide.
- Eh bien, monsieur, je pense... je pense que nous avons beaucoup progressé.
- Nous ? qui ?
- Vous et moi.
Je ne saisie pas. Qu'est-ce qui m'a échappé ? Pourquoi me prend-il à partie ? Pourquoi cette confiance ? Aurais-je découvert un indice fondamental sans le savoir ? Je repasse en boucle notre conversation. Mes yeux se ferment. Ma gorge se sert à m'en faire souffrir lorsque j'essaie de me souvenir une dernière fois de ce qu'il s'est passé ce matin. Un silence interminable me brise les tympans. Je suis au bord de l'évanouissement.
- Monsieur, nous avons progressé. Vous avez enfin parlé.
J'écarquille mes yeux. Des perles de sueur froide glisse le long de ma colonne crispée par l'angoisse. Qu'insinue cet homme au visage si sympathique, tellement apaisant, rassurant, presque familier.
- Jacques, voilà près de cinq ans que vous êtes chez nous. Vous avez été interné après que l'on vous ait découvert en état de choc dans votre chambre, dans laquelle vous viviez reclus, sale et perdu au milieu d'ordures pestilentielles, suite au départ soudain de votre femme. Cela fait cinq ans que vous n'aviez pas parlé. Vous avez crié pour la première fois ce matin, à votre réveil.
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