On frappe à la porte.
Trois coups brefs.
Et une fois de plus, je sursaute sur ma chaise.
J’ai dû m’assoupir car mes yeux me piquent, ma langue est pâteuse et j’ai au fond de la gorge un arrière-goût persistant qui ne présage rien de bon. Nouvelle série de coups.
Ma visiteuse s’impatiente. Je tarde à répondre.
- Entrez !
Mais elle est déjà à l’intérieur. Annabelle. La femme de ménage en charge du deuxième étage de l’hôtel.
- Voici, m’indique-t-elle en posant un sachet en papier de teinte beige sur la petite commode de bois d’acajou.
- Merci. Vous pouvez disposer.
- Bien. A demain, monsieur.
- C’est ça…
Je me redresse lentement et me lève enfin. Fatigué, je ferme un poing sur le vernis de la table de travail, comme si je cherchais un appui, et de l’autre main agite la souris sur son tapis. L’écran de l’ordinateur portable s’éclaire et je découvre mes dernières notes en vrac. Bien que je ne m’en souvienne pas avec certitude, il semble que j’ai écrit aujourd’hui.
J’éprouve quelque difficulté à me concentrer mais ce que je lis me satisfait. J’en suis d’ailleurs le premier surpris. La plupart du temps, je n’écris pas si tôt dans la journée. C’est en effet le soir que l’inspiration et moi avons le plus souvent rendez-vous. J’appelle ce moment privilégié l’heure propice. Quand le crépuscule puis la nuit remplacent l’aveuglante lumière du jour. C’est là que ma tension retombe, que mes sens s’aiguisent. C’est durant ces heures que les idées m’assaillent. Les plus abouties. Celles qui enrichissent le récit.
Car c’est pour écrire que je suis ici.
C’est en fait l’un de mes bons amis, lui aussi romancier, qui a parlé de cet établissement à mon père. Situé en centre-ville, l’hôtel, de l’extérieur, ne paie pas de mine. Mais les chambres y sont bon marché et la clientèle assez calme.
Exception faite, peut-être, de Bruno.
Le garçon, âgé d’une vingtaine d’années, s’est établi juste à côté. J’ignore depuis combien de temps il est là et je n’ai pas encore eu l’occasion de le rencontrer. C’est un artiste lui aussi et, sinon qu’il est parfois un peu bruyant, je n’ai rien à lui reprocher. En tout cas, en soirée, il doit sortir car je ne l’entends jamais. Ou alors c’est un couche-tôt. Qui sait ?
Courbaturé, je m’étire puis me porte jusqu’à la fenêtre. Dehors, l’horizon occidental se teinte de bleu mêlé d’orangés flamboyants et de pourpre. La nuit sera claire.
J’observe les immeubles alentour et tire les rideaux d’un geste sec. C’est idiot, je le sais, mais quand le jour diminue, je dois allumer la lampe de chevet qui trône près du lit. Or, la pénombre qui gagne ensuite la chambre me donne l’impression que l’on m’épie de l’extérieur. Bien sûr, je me déconcentre aussitôt et ce trouble m’empêche d’écrire.
Je me dois donc de remédier à cela en préservant les conditions favorables à la création. C’est seulement à ce prix que ma prose gagne en qualité.
En tout cas, cette nuit, je ne serai pas dérangé. La femme d’entretien de l’étage ne passera plus avant l’aube au moins. Me dirigeant vers l’entrée, j’aperçois le sachet en papier que ma visiteuse a déposé. Cela fait trois fois qu’elle passe aujourd’hui. Il était temps qu’elle me fiche la paix, quand j’y pense. De plus, comme à chaque fois, le sachet est vide.
« Elle se fout de moi ! »
J’ai parlé assez fort. C’est à peine si j’ai reconnu ma voix. Je finis de pester en silence. Cela vaut mieux. Puis je me souviens avoir oublié de vérifier si j’avais du courrier. Le facteur – je crois qu’il s’appelle Charles – passe le matin. Sur les coups de onze heures. Peut-être a-t-il laissé quelque chose pour moi. J’hésite à descendre à la réception et me ravise.
Rien ne presse, après tout.
Quand je retourne à ma table de travail, l’écran de mon ordinateur portable est retombé dans le noir. Je suis nerveux. J’ai la gorge serrée. J’ouvre un autre fichier à l’aide du logiciel de traitement de texte. La fiche de mon personnage principal, en fait. Où j’ai rassemblé tous les détails relatifs à l’existence fictive de ce dernier. Cela m’aide beaucoup pour rédiger mon huitième roman. Ainsi je commets très peu d’erreurs et de redites. Cela rend mon récit cohérent. C’est d’ailleurs l’une de mes forces. La cohérence. Enfin, c’est ce que les critiques disent à propos de mes écrits et je les crois volontiers.
Daniel.
C’est le prénom que je lui ai donné. Il est le héros de cette intrigue percutante surgie des tréfonds de mon imagination débordante. Je l’ai créé à mon image, selon ma ressemblance. Sur le plan physique, c’est monsieur-tout-le-monde. Mais il porte un masque. Tous les jours. Un masque de normalité, selon l’expression consacrée par les psychiatres.
Je m’assieds à nouveau.
J’écris.
Et tandis que l’extrémité de mes doigts effleure le clavier, les mots dansent et défilent sur la feuille virtuelle. Balade ou sarabande, c’est moi qui décide. Je suis un démiurge. Je bâtis et détruis les mondes que je crée. À volonté. Que le texte soit de qualité ou pas, c’est ce que je ressens. L’inspiration est là. Le rythme d’écriture s’accélère. Je décolle. J’intègre le décor. Je deviens ce personnage, ce tueur en série déguisé en agneau.
C’est l’heure propice.
Pour me donner du cœur à l’ouvrage et surtout pour rester dans l’ambiance noire de mon roman, j’écoute en boucle un morceau de musique. Ici, c’est Lux Aeterna, de Clint Mansell. Une mélodie lancinante de six minutes trente qui me fait entrer en lui. Le tueur. Celui que j’invente. Celui qui sommeille en nous tous. L’animal. Je le vois courir. Traqué, cette fois. Je peux presque sentir son souffle sortir de ma bouche.
Mais ça ne suffit pas. Ça ne suffit jamais.
Il me faut plus. Alors je me lève encore.
En un éclair, je suis dehors. Dans le couloir du deuxième étage, je me hâte. Au fond de mon crâne, la musique est toujours là. Crescendo. Le son des cordes me vrille les oreilles. Il me semble avoir bousculé quelqu’un. Peut-être s’agit-il d’Edouard, le vieux veilleur de nuit. D’ordinaire, il n’y a pas grand monde à cette heure tardive. Mais ce n’est pas bien grave. L’important, c’est que je sorte d’ici. Sans tarder.
Le long de la rue baignée du jaune blafard des éclairages publics, je marche à grands pas. Mes pieds frappent le sol en une suite de sons à peine audibles. Je me sens déjà mieux. C’est ainsi que je complète chacune de mes quêtes d’ambiance. Je sors la nuit. Je marche seul. De préférence dans des ruelles un peu sombres. Il m’arrive même de suivre quelqu’un. Au hasard. Histoire de savoir ce que l’on ressent dans ces moments-là.
D’aucuns se demandent pourquoi mes romans sont à ce point réalistes et fichent une peur bleue à bon nombre de ceux qui les lisent. À vrai dire, il n’y a pas de mystère. Je n’ai pas de don particulier. Je retranscris juste ce que je vois, entends et ressens. Si je dois décrire une scène de traque entre mon tueur en série et sa prochaine victime, je me mets à filer une personne de mon choix. C’est toujours ainsi que je procède.
Ces derniers temps, j’ai parfois du mal à planifier mes sorties, à l’instar de cette nuit où j’erre dans une ville que je connais bien pour avoir grandi un peu plus loin, en banlieue. J’ai repéré ma proie. Une femme. La trentaine. Seule. Bien fringuée et dont les hauts talons claquent sur le trottoir. Le bruit, dans ce cas précis, est un précieux allié. Il me permet de laisser un peu de distance à ma cible qui, du coup, sera moins à même de remarquer mon manège. Car c’est toujours un peu risqué d’agir de la sorte. Les gens en général et les flics en particulier ne pigent pas grand-chose aux artistes.
Dans le meilleur des cas, ils les prennent pour de doux dingues. Au pire, pour des fous dangereux. Si jamais cette femme dont le pas s’accélère soudain venait à donner l’alerte, je me retrouverais en garde à vue et passerais le reste de la nuit au poste de police le plus proche. Et qui, alors, écrirait le prochain chapitre de mon bouquin ? Il me faut donc demeurer discret. Je lui laisse encore un peu d’avance. Elle semble savoir où elle va. Le quartier vers lequel ma proie se dirige n’a pourtant rien de sûr. Il y a deux semaines, une jeune prostituée a été étranglée à deux pas de l’endroit où je me tiens. Je me dis que ce n’est pas très prudent de la part de cette personne.
Mais les femmes sont ainsi.
Je crois d’ailleurs qu’elle m’a vu. Je jurerais qu’elle m’a aperçu et accéléré de plus belle. Pourtant ses pas font moins de bruit. S’est-elle immobilisée quelque part ? Dans un recoin de la ruelle qui file à droite, en contrebas de celle où je me trouve encore ? Incapable de voir où se dresse ma cible, j’ai envie de l’appeler afin d’apaiser ses craintes. Je préfère cependant me taire. À cet instant, je sais ce qu’un meurtrier en série connaît, en termes de sensation, lorsqu’il traque une proie. Cela donnera de la matière à mon bouquin. À bien y réfléchir, c’est presque aussi enivrant qu’écrire. Peut-être plus encore.
C’est alors que je me mets à courir.
Je redescends la ruelle à vive allure tout en faisant le moins de bruit possible, aussi agile qu’un félidé sautant de gouttière en gouttière. Je tourne à droite. Personne.
« Je t’ai bien eu, n’est-ce pas ? »
Je regarde tout autour de moi.
- Qui a dit ça ?
« Qui a dit ça ? » répète-t-on dans mon dos.
J’ai mal au crâne. La tête qui tourne. Je suis seul dans cette rue. Seul. Je ne comprends pas.
- Où êtes-vous ?
« Ici, idiot ! »
Sur ma gauche, cette fois.
- Mais qui…
« Elle a filé, abruti. Qu’est-ce que tu cherches, hein ? Qu’est-ce que tu cherches, au juste ? »
Je transpire, tremblant comme une feuille morte ballottée par le vent. Je crois qu’ils m’observent. Car ils sont plusieurs. Toujours plusieurs. Une voix forte. À gauche.
- Je suis désolé. Elle était là.
« Elle t’a vu. Encore une fois. »
- J’ai été prudent, pourtant.
Ma voix résonne dans la ruelle.
« Certainement pas, imbécile ! »
Soudain, le souffle court, je me rends compte que je suis incapable de lui répondre. De leur répondre. Je n’arrive plus à articuler. Les mots qui sortent de ma bouche ne ressemblent plus à rien. Peut-être fais-je une attaque. Il me faut rentrer. Mais mes cuisses me font mal. Mes genoux fléchissent et je pose une main à terre. Je crois que je vais perdre connaissance. Je sens mon cœur battre sous mes tempes. Ma vue se trouble. De la neige tombe devant mes yeux. Blanche et scintillante à la fois. Des insectes bourdonnent à mes oreilles. La musique a cessé.
Je suis devant mon écran d’ordinateur. Il est noir. Ou peut-être pas. Je ne sais pas trop. Les violons reviennent. Je respire à nouveau. Je suis désorienté. Je ne me souviens plus très bien. Depuis combien de temps suis-je ainsi, interdit, devant cette grande page blanche ? Ai-je écrit aujourd’hui ? Il fait nuit, pourtant. Une nuit noire mais sans étoile. Je ne suis pas vraiment fatigué. C’est étrange que je n’aie encore rien écrit. La plupart du temps, c’est en effet le soir que l’inspiration et moi avons le plus souvent rendez-vous.
J’appelle ce moment privilégié l’heure propice.
Quand le crépuscule puis la nuit remplacent l’aveuglante lumière du jour…
- Suivez-moi, je vous prie.
- Merci, docteur.
- Appelez-moi Fabrice, je suis l’un de vos fans, après tout, répondit le directeur de l’hôpital, cependant que tous deux s’enfonçaient dans un long couloir aux grands murs blancs.
Gérard sourit, amusé. Romancier confirmé et auteur de polars à succès où se côtoyaient dans une joute mortelle, tueurs en série, flics aux nerfs d’acier et ravissantes victimes, il avait depuis longtemps rêvé de ce moment. Dans quelques minutes, il rencontrerait un cas d’école. Un homme qui le fascinait. Un meurtrier atypique dont la capture, six mois plus tôt, avait permis à la police française de redorer son blason auprès des populations. Un personnage terrifiant, possiblement coupable d’une vingtaine de crimes particulièrement sanglants perpétrés à l’encontre de jeunes femmes dont la plupart habitaient la région. Une personnalité hors normes qui ferait bientôt l’objet d’un nouveau roman. Une intrigue que l’auteur voulait magistrale.
Son grand-œuvre.
- Approchez.
L’écrivain obéit et, figé devant la porte donnant sur la chambre du patient, observa ce dernier à travers le petit écran de contrôle encastré dans le mur.
- Se sait-il filmé ?
- Je ne pense pas. Mais parfois il est sujet à de violentes crises de paranoïa, ainsi que vous avez pu le lire dans la presse. Hier, il a tenté de s’évader peu après que l’infirmière de garde lui a apporté sa troisième prescription de la journée. Il va sans dire que nous devons constamment rester sur nos gardes.
Le visiteur acquiesça d’un mouvement de tête.
- Que fait-il, exactement ?
Le patient H, comme on le surnommait ici, était assis sur une chaise, accoudé à une table en bois sur laquelle trônait un morceau de carton imitant la façade d’un ordinateur portable.
- Il écrit.
- Excusez-moi ?
- Je pensais que vous étiez au courant, fit le directeur. C’est l’un de ses délires hallucinatoires. Notre ami se prend pour un romancier. Et vous savez quoi ? Le plus drôle, dans tout ça, c’est qu’il rédige des textes de qualité (Son interlocuteur n’en croyait pas ses oreilles et fixait l’écran de contrôle.) De temps en temps, par curiosité, nous lui subtilisons une feuille ou deux puis, après en avoir fait copie, nous les glissons à nouveau sous la porte. Regardez. Il va s’arrêter de faire semblant de taper sur son clavier imaginaire et écrire sur l’une des feuilles de papier que nous mettons exceptionnellement à sa disposition.
C’était incroyable. Au-delà de ses espérances.
- Je pourrai lire ce qu’il écrit ?
- Bien sûr, dit le psychiatre. Hier, il a achevé une nouvelle de quelques pages. Écrite d’un seul jet, si je puis dire. Encore une histoire de tueur. C’est son leitmotiv, évidemment. Il ne parle que de ce qu’il connaît, après tout. Chambre 224, si je me souviens bien. Pas inintéressant. Vous jugerez par vous-même.
- Volontiers.
« Pourquoi ce nombre ? » pensa-t-il à voix haute.
- Ça, je n’en sais rien. C’est vous l’écrivain, non ?
Ce dernier esquissa un sourire, ravi de l’aubaine. C’était pour le moins inespéré. Certes, rencontrer un tueur en série figurait une façon de savoir, par exemple, ce qu’il ressentait, ce qu’il entendait, ce qu’il voyait lorsqu’il traquait une proie, tuait ou torturait. Cela donnerait de la matière, du réalisme et de la consistance à son prochain récit. Avec ça, si un succès sans précédent n’était pas au rendez-vous, il n’y comprendrait plus rien. Et, de surcroît, quelle expérience humaine ! Ce n’était pas que les grands tueurs en série, qui plus est malades mentaux, le fascinaient dans le mauvais sens du terme, mais il fallait bien se rendre à l’évidence. Il était rare qu’un auteur ait un jour l’opportunité de plonger dans le cerveau d’un meurtrier aussi singulier. C’est en effet le mot qui convenait. Une plongée vertigineuse. À nulle autre pareille. À bien y réfléchir, c’était presque aussi enivrant qu’écrire. Peut-être plus encore.
Une heure plus tard, après que le personnel de l’hôpital a préparé le patient, le romancier fut introduit dans la cellule capitonnée de ce dernier. Se faisant passer pour un critique littéraire, sur les conseils du directeur de l’établissement, il put ainsi s’entretenir avec lui. Celui-ci lui parla de son nouveau texte. De ce qu’il avait voulu dire. La chambre, peu importait le nombre qu’on lui rattachait, c’était ce petit endroit secret, dans notre tête, où nichait la folie que nous nous efforçons de contenir jour après jour. Cette voix intérieure qui nous dit ce que nous pourrions être si… Cette salle obscure où se projettent notre inconscient, ces images que nous feignons de ne pas reconnaître comme nôtres. Notre vrai nous. Notre identité. Celle qui se cache sous le vernis, derrière le masque. Une essence que l’interlocuteur de l’écrivain avait semble-t-il découverte. Une folie criminelle dans laquelle il avait sombré corps et âme.
« Quel sujet passionnant », songea le visiteur.
La journée avait filé à toute vitesse et, une fois assis au volant de son véhicule, l’auteur avait pris le temps de respirer. Éreinté par cette entrevue et la visite de l’établissement où il avait pu échanger quelques mots avec l’ensemble du personnel, l’homme attendait, la clef de contact dans la main droite.
C’est alors qu’on frappa à la vitre côté passager.
La nuit tombait doucement sur la ville, enveloppant peu à peu les grands immeubles cernant l’hôpital psychiatrique.
- Oui ? fit le conducteur, baissant sa vitre.
- Pardonnez-moi mais vous avez oublié ceci. Pour un peu, je vous ratais, soupira l’infirmière.
C’était moins une, en effet.
- Merci. Posez ça là.
- A demain.
- C’est ça…
Le romancier posa le petit sachet en papier de teinte beige sur le siège vide, démarra et salua Annabelle en partant.
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